Traverser la nuit

Nous coévoluons avec les océans, les vents et les oiseaux. Nous nous effondrons face aux forêts et aux réfugiés.

Nous assistons à la fin d’une civilisation qui s’obstine à ne pas disparaître. Non pas à la fin des temps, mais à la fin d’un mode de vie marqué par l’individualisme et la consommation du monde.

L’effondrement des écosystèmes est la réponse de la Terre à l’absence de limites de la civilisation techno-industrielle. Excès, démesure et arrogance. L’hybris met en évidence le cœur d’un problème éminemment humain, éthique, lié à la perte de la place que nous occupons dans le cosmos, à l’oubli de ce qu’est la fonction proprement humaine au sein du tout.

Un écosystème s’effondre lorsqu’il n’est plus en mesure de remplir sa fonction, que ce soit réguler la température ou maintenir le cycle des nutriments. Nous, humains, nous effondrons en tant qu’espèce lorsque nous ne savons pas comment prendre soin du collectif.

Rien n’est séparé. C’est pourquoi nous ferons partie de cette grande tempête qui transformera la Terre telle que nous la connaissons.

Il existe un lien spirituel entre les Êtres Humains, la Terre et le Cosmos. De manière invisible, nous sommes connectés aux rivières, à l’atmosphère et aux sous-bois. Nous vivons intimement la vie de la Terre et donc également le temps de la Terre et sa constante renaissance. Un pouls qui bat à des rythmes différents selon chaque espèce et qui donne du sens aux territoires de la vie.

Si nous nous laissions émouvoir par les données sur l’extinction, nous ouvririons un interstice dans cet entrelacs de connaissance abstraite et sans âme qui annihile la beauté et la capacité de réponse humaine.

La disparition accélérée d’espèces et écosystèmes entiers se reflète dans la déconnexion de notre propre voix intérieure, dans la perte de sagesse et de connaissance de soi.

Aujourd’hui, nous parlons d’un effondrement global. D’une fin certes annoncée mais qui s’accélère. Comment rester intègre lorsque le sol s’enfonce ? Comment sortir de la pensée apocalyptique qui envisage deux uniques variables : s’adapter ou mourir ? De quelle fin parlons-nous ?

Effondrement

Lorsque nous parlons d’effondrement, nous ne faisons pas référence à l’apocalypse annoncée, mais à la fin d’un monde inhabitable et invivable pour la majeure partie de l’humanité et pour l’ensemble des êtres de la Terre.

Ce n’est pas le temps de la vie qui s’effondre, mais une certaine organisation du temps dans laquelle nous tournions le dos à notre propre nature. Nous sommes temps et espace, terre, âme et communauté. La fin d’une civilisation est la fin d’une idée du monde et de la manière dont nous nous sommes auto-interprétés.

La crise systémique a renversé la foi dans les mythes qui ont dominé l’ère industrielle. Des mythes qui naissent de la lutte contre la nature, comme cette condition qui nous limite et que nous devons transcender. Un combat titanesque pour s’affranchir de la condition humaine qui s’exprime socialement dans la foi dans le progrès et le déni de la finitude.

La ligne de l’histoire se brise, une histoire comprise comme celle d’un progrès exclusivement humain et engloutie par les cycles dont elle a toujours fait partie.

La littéralité et la lecture univoque du monde, les certitudes et les lieux communs prévisibles s’effondrent. Tout comme la prétention de grandeur qui nous place face au monde en tant que spectateurs qui vivons dans la partie privilégiée de la réalité.

Le cadre cognitif se disloque aux côtés du cadre physique. La structure de pensée duale qui nous empêche d’imaginer une voie autre que celle attendue. Extinction ou salut. Fuite vers le futur. Comment penser en sortant de ce cadre ? Nous nous retrouvons privés de références, égarés. Il s’agit de la perte d’expérience cosmologique et le défi culturel le plus important.

Les frontières paralysées par la peur et l’oubli, saturées et sourdes, s’effondrent. Tout comme l’image abstraite et homogène du monde qui nous a permis de violenter et d’abuser de la Terre. C’est la fin d’un mode de vie marqué par la domination d’une partie du monde sur l’autre, d’une rationalité sur les autres formes d’auto-perception.

Nous nous heurtons aux limites physiques de la Terre et ce choc nous ramène là où nous avons toujours été : exposés aux quatre vents, soutenus par des fils invisibles, par des relations concrètes, habitants d’un monde commun étonnant et imprévisible, connectés au fond de la réalité.

Les limites physiques sont claires, pas autant celles de l’action humaine. Nous souffrons de superficialité, nous sommes terrifiés à l’idée de toucher le fond et nous évitons les ombres, réveillant ainsi notre impulsion vers la fuite. Mais il n’y a ni salut externe possible, ni endroit où fuir. C’est bien la leçon la plus difficile pour la mentalité occidentale. La technologie ne nous empêchera pas de ressentir le choc. Nous devons apprendre à le faire éveillés tout en tissant un nouveau texte symbolique du monde où nous voulons vivre.

Le monde n’est pas un spectacle auquel nous assistons en tant qu’observateurs, mais plutôt un vêtement qui nous enveloppe. La perte du paysage nous défigure intérieurement. La sensibilité vis-à-vis de la Terre élargit notre horizon. Il existe un dialogue invisible entre toutes les couches de la réalité qui s’exprime à travers les sens et la perception.

La fin de la civilisation techno-industrielle est l’occasion d’éviter un plus grand désastre. La rupture à venir provoquera un dérèglement indispensable au rétablissement des équilibres, à notre maintien sur d’autres axes. On ne sort pas d’une crise en l’évitant, mais en en faisant intimement partie. La sortie est vers l’intérieur, tel que l’enseignent tous les chemins spirituels.

Comme l’affirme un proverbe chinois, « On ne peut pas rester longtemps sur la pointe des pieds ». On perd l’équilibre, on trébuche et on a besoin de se remettre droit sur ses jambes ; sur la Terre et sous le Ciel, en ressentant le relief du sol à chaque pas.

La peur d’un futur inhospitalier renforce des comportements tels que faire confiance au transhumanisme ou coloniser l’espace par exemple. Des idées qui reproduisent le modèle consistant à chercher le salut loin d’ici, dans un autre monde, en dehors de la Terre. Nous savons qu’aussi bien l’évasion que l’espoir de salut dans un avenir hyper-technologique font partie du problème qui nous a conduits où nous en sommes. Et nous amènent à nouveau à la réflexion initiale : comment répondre à ce qui nous arrive ? Possédons-nous des outils spirituels pour nous soutenir au cœur de la tempête ? Pouvons-nous encore proposer un cadre de coexistence à partir duquel générer un soutien et des outils régénérateurs ?

Révélation

Le temps ne s’épuise pas sur la ligne du temps. Il existe une dimension verticale qui relie les différents plans de la réalité. Au centre où ils convergent, nous trouvons la porte d’entrée vers une expérience intemporelle. En regardant depuis cet endroit-là, on bénéficie d’une perspective différente.

Rappelons que le mot « apocalypse » signifie étymologiquement révélation, divulgation, en référence à l’ouverture du temps, à sa manifestation. Qu’est-ce qui se révèle ?

L’ouverture du temps se produit dans le présent, lorsque nous mettons fin à ce désir inconfortable de « vouloir » et regardons attentivement le fond de chaque chose telle qu’elle se manifeste, sans y projeter de désirs ou d’absences. Le monde se dévoile et se montre sans séparation entre l’intérieur et l’extérieur. Un état de conscience que culturellement nous avons perdu et qui possède la force de transformation.

Cette expérience a été décrite de bien des manières qui mettent toutes en évidence la perception de l’origine, du mystère que nous partageons avec la nature. Un principe vital qui relie entre eux tous les êtres et que les anciens appelaient « âme du monde ».

Un cosmos est un monde peuplé d’ancêtres, d’animaux, d’esprits et de forces élémentaires qui donnent un sens aux territoires vivants. Un monde qui respire. Nous, êtres humains, faisons partie de son souffle. La conscience n’est pas un privilège humain mais une propriété de la vie. Synchroniser les rythmes humains et naturels tout en écoutant les voix non humaines fait partie de la voie de la transformation.

Cependant, se libérer de l’expérience douloureuse de la finitude ne signifie pas nier la contingence humaine ou hypothéquer la vie au profit d’un avenir imaginé. Nous pouvons traverser le temps si nous le vivons à pleine intensité, le regard droit jusqu’à ce que l’obscurité se fasse. En acceptant notre nature profonde, contingente et tangente à l’ensemble. En comprenant qu’il n’y a pas de séparation entre le sensible et le spirituel et que nous faisons partie d’une aventure cosmique. C’est en acceptant pleinement les limites que nous percevons l’infini et nous nourrissons de sa force.

La civilisation techno-industrielle peut s’interpréter comme une tentative collective de se libérer de la condition humaine et de ses liens avec la Terre. Aujourd’hui, l’un des enjeux du changement de civilisation passe par la récupération de la mesure humaine et du sens des limites comme valeurs fondatrices d’une coexistence harmonieuse.

Mythes émergents

Les mythes qui dominèrent l’ère industrielle s’écroulent, et dans leur sillon sont démantelés les fondements d’une civilisation qui s’est voulue mondiale, au-delà et au-dessus des processus réels, éventuels et changeants de chaque jour, mue par la conviction que nous pouvons concevoir la vie à notre guise et la contrôler.

Les mythes qui s’effondrent font partie d’une expérience temporaire tournée vers le futur ou confinée à un présent éphémère et inconsistant. La disparition collective de ce sentiment nous amène à reconnaître que nous sommes le temps et que le présent est bien plus qu’un instant fugace que nous consommons à la va-vite.

L’effondrement du temps linéaire – c’est-à-dire la fin du progrès et de la croissance comme nous l’avons envisagé jusqu’à présent – peut supposer un réveil collectif. Une impulsion dans ce tournant radical qui nous fera à nouveau retomber sur nos pieds.

Nous optons pour un espoir différent : non pas celui de la promesse d’un bien-être ou d’un salut de quelque nature que ce soit. Panikkar parlait d’espoir dans l’invisible. Qu’est-ce que cela signifie pour nous ? Que pouvons-nous attendre de l’inconnu ?

Ce tournant est un retour à la condition humaine, aux marges perceptives qui nous correspondent en tant qu’espèce. Ces frontières entre ce que nous voyons et ce que nous sommes capables de maintenir. Entre la conscience de la mort et l’expérience de l’infini.

Penser en se replaçant dans une perspective, sans vouloir imposer une interprétation sur la réalité, sans vouloir catégoriser la vie, mais en accompagnant uniquement avec compréhension et discernement ce qui vient à nous. Penser poétiquement, en connexion avec les archétypes qui composent la sagesse de la Terre.

Le tournant en question est impossible sans une carte existentielle. Pour ce faire, nous devons avoir abandonné la croyance en un avenir de bien-être exclusivement humain, il faut nous rendre à l’évidence que tous les êtres vivent la même vie et que nous partageons le même destin.

C’est à cela que se référaient les anciens lorsqu’ils parlaient de révélation. Cet instant, non pas recherché mais survenu, dans lequel le monde se manifeste de façon entière et vivante comme ce corps dont nous faisons partie et que nous contribuons à créer.

L’aggravation de la misère et des inégalités, accompagnée de la crise climatique, est une nouvelle opportunité d’éveiller la conscience collective. D’accepter la responsabilité que chacun d’entre nous a dans cet état du monde. Une occasion de nous défaire de l’image d’un monde artificiel et hiérarchisé dans lequel nous avons été éclipsés, privés de notre capacité à nous autoguérir, autogérer, à nous donner un sens et à nous soutenir les uns les autres.

Vivre pleinement ne signifie pas rejeter la contingence humaine ni mettre en péril la vie dans un futur imaginé. C’est en entrant dans la nature finie du temps que nous pouvons trouver la solidité de ce que signifie être humain. Une condition fragile et à la fois indestructible, qui danse avec les limites, que l’on ressent lorsque l’on abandonne toute tentative d’évasion, de contrôle et de sécurité.

Traverser la nuit du non-savoir fait partie de cet apprentissage collectif. La nuit précède la révélation. Il nous faut nous ancrer dans la partie inconnue de nous-mêmes, en apprenant à habiter les abîmes, sans vouloir les éviter ou les transcender, en faisant à nouveau partie du cours du monde, du cours des saisons et de l’ordre ainsi marqué.

Chaque être est connecté à son origine et donc à la capacité à renaître. Les dynamiques cycliques de tout système vivant montrent cette connexion avec une base permanente de renouvellement. Se régénérer à partir des blessures, croître à partir de l’intérieur et en direction du ciel, comme les arbres, générant ainsi une nouvelle atmosphère. La nature s’exprime en nous au travers des sens. L’infini se manifeste sur Terre dans la capacité de régénération et de création constante.

Faire partie de la métanoïa collective, c’est se laisser transformer par l’expérience de l’inconnu. Quand il n’y a nulle part où s’échapper, nous retombons dans le présent. C’est l’occasion, l’opportunité de changer. Apprendre à y rester calme, jusqu’à ce que nous réalisions que l’esprit n’est pas différent des montagnes et des rivières. Jusqu’à ce que nous comprenions que nous sommes la transformation elle-même.

La crise relationnelle avec la Terre implique une reconnexion avec l’âme du monde qui vit et s’exprime dans les mythes, rêves et symboles qui nous parlent de qui nous sommes et de la relation que nous entretenons avec l’ensemble des processus terrestres et cosmologiques.

La force spirituelle de la Terre qui s’exprime dans les montagnes, les animaux et les plantes des différents écosystèmes, prend forme chez les êtres humains dans la dimension mythique, dans la partie non domestiquée de l’esprit que nous partageons avec le grand corps de la Terre.

Nous pouvons nous engager avec une pratique spirituelle proche de la nature qui place l’esprit et la Terre sur un même plan et qui, s’émancipant de toute hiérarchie, nous amène à devenir des humains sans privilèges.

Régénération

Le chemin de la régénération est lié au retour à l’orbite gravitationnelle de la Terre. C’est-à-dire sortir de l’hybris, en acceptant les limites de la condition humaine, en occupant à nouveau la Terre jusqu’à ce que nous réalisions que l’esprit n’est en rien différent des montagnes. Jusqu’à ce que nous comprenions que nous sommes la transformation elle-même.

Toute vraie transformation passe par le feu et la combustion, par l’épuisement d’un point de vue et son abandon volontaire. Nous devons laisser mourir le dualisme entre les humains et la nature, le récit égocentrique et nous ouvrir à la disparition de la société humaine telle que nous la connaissons.

Il y a un moment d’abandon sans lequel aucun chemin spirituel ne progresse. Avancer suppose un lâcher-prise sur les certitudes qui nous soutenaient. Sans une confiance en ce moment de non-savoir, aucun chemin ni évolution n’est possible.

Toutes les traditions spirituelles parlent d’un cheminement initiatique qui conduit à la mort du moi individuel pour renaître pleinement. Une rupture de niveau dans laquelle l’ego doit s’abandonner en découvrant qu’il fait partie d’un corps symbolique plus important. A notre époque, ce saut consiste à redécouvrir l’âme d’un monde que nous cessons donc de percevoir comme une surface plane et hostile, pour se manifester comme un grand corps magique et vibrant.

La modernité a supprimé les rituels qui accompagnaient les divers changements de conscience. Nous pouvons cependant nous connecter aux forces de la nature, aux rêves, aux voix qui ne sont pas encore domestiquées et à leurs messages émancipateurs. Nous pouvons imaginer de nouvelles façons de ritualiser la transition qui nous guideront et nous uniront dans ce voyage, en nous laissant inspirer par les sagesses traditionnelles qui maintiennent vivante l’image d’une nature entière et nous indiquent comment renouer avec nos propres racines.

La crise systémique peut être considérée comme une initiation collective dans laquelle nous sommes invités à laisser mourir l’état antérieur. Une mort symbolique qui passe par un retour à l’origine où l’on apprend à contempler l’éternel au milieu des événements temporels.

Une initiation où la Terre est maîtresse et où chacun apprend à aller jusqu’au bout de cette époque que nous partageons et à en revenir avec une parole renouvelée.