L’épuisement de la tradition égyptienne antique. Une sentence problématique

Préliminaires

Dans le cadre de la thématique Etat du monde et traditions spirituelles et  du double questionnement: «Pourquoi les traditions n’ont pas changé le cours de l’histoire?» et «Comment sommes-nous arrivés à la modernité globalisée?», il est question de nous interroger, ici, sur l’épuisement de la tradition d’une civilisation de l’Afrique antique, celle de l’ancienne Egypte dont la période pharaonique est la plus célèbre et dont les fondements et les références semblent remonter à des époques immémoriales situées hors du temps humain (celui de l’Homo Sapiens). Les lignes qui suivent doivent être considérées comme une première réflexion méthodologique introductive portant sur un thème complexe et ardu.

Quelle approche de la Tradition?

Pour un égyptologue africain redevable, pour sa formation universitaire classique, au fondateur de l’égyptologie scientifique, Jean-François Champollion, suivi par toute la lignée des égyptologues, et au fondateur de l’égyptologie africaine, Cheikh Anta Diop, et dont les travaux s’inscrivent dans le champ de la parenté génétique et du continuum culturel et linguistique entre l’Egypte ancienne et l’Afrique subsaharienne, il est malaisé de parler de l’épuisement, autrement dit, du déclin ou de la décadence de la tradition égyptienne ancienne. En effet, de quelle tradition s’agit-il d’abord exactement? C’est là une question lancinante. Et, la réponse à cette question s’avère d’autant plus nécessaire que maints spécialistes n’ont pas manqué de relever, pour le déplorer, la diversité des interprétations qui ont généralement accompagné les essais de reconstruction de l’Egypte antique et sa civilisation depuis le 19ème siècle, à partir des documents figurés sur ses monuments et autres supports témoins.

Certains dont  Jean-Claude Goyon (1998) relèvent que, face à la nécessité d’écrire l’histoire ou les histoires que recelaient les documents traduits depuis le déchiffrement des hiéroglyphes, philologues et historiens, à chaque pas, butaient sur une pensée que leur formation universitaire, leurs convictions personnelles et le contexte philosophique ou politique de leur époque les amenaient à évoquer ou à traiter dans leur optique, celle de la tendance du moment. «L’Egypte, observe-t-il,  fut ainsi reconstruite à la «mode» positiviste, kantienne ou naturaliste dès lors que l’on traitait de sa religion et, surtout, des modes d’expression figurés mis en œuvre pour transcrire les dogmes».

 Il montre comment, jusqu’aux époques récentes, l’image a prévalu sur le texte dans l’interprétation à un point tel que des théories sur les «panthéons» (J.-F. Champollion en ayant donné le modèle), le «polythéisme», le «totémisme», bref le «primitivisme» de la pensée religieuse de l’Egypte des Pharaons ont été accréditées, reprises et multipliées, avant que la tradition textuelle très riche, sortie de l’ombre par le travail des épigraphistes, et  l’étude de l’architecture sacrée ayant servi de support aux documents théologiques en association avec les images, ne viennent anéantir bon nombre d’idées reçues. Dans un passage particulièrement révélateur et iconoclaste de son ouvrage, il affirme:

«Il est d’autant plus malaisé, surtout dans les recherches axées sur l’homme et  son histoire, de faire table rase de la ‘tradition’ dès lors que celle-ci est fondée trop souvent sur des préjugés. L’Egyptologie n’a pas échappé à ce travers (…). Un temps, un mépris souverain a prévalu chez beaucoup de savants à l’endroit des textes théologiques de la Basse Epoque. Cette désignation historique en dit, à elle-seule, assez long sur l’idée de décadence, de déchéance même, qu’on y attachait. Le contresens était pourtant énorme, faute de comprendre et de vouloir accepter un fait capital, historiquement fondé et vérifiable.» (pp. 6-7).

 L’auteur démontre avec des arguments en quoi la désignation Basse Epoque dans la chronologie de l’histoire égyptienne est inexacte, ce qui l’a conduit à proposer une chronologie de référence à la fin de son ouvrage dans laquelle ne figurent plus les terminologies «classiques» ou «traditionnelles» de Basse Epoque et de Périodes intermédiaires, celle-ci étant remplacée par Démembrement de l’Etat.

Et, comme nous réfléchissons sur la tradition spirituelle, il importe, sans doute, de préciser ce qu’il convient d’entendre par le terme tradition. Il s’agit d’un terme galvaudé et polysémique. En effet, nous apprenons avec Ferran Iniesta (2014) que «La tradition s’est convertie avec le temps en synonyme de passé, d’immobilisme, de dépassé…». Or, le dictionnaire français Le Robert, après l’avoir fait dériver du latin traditio, tiré du verbe tradere «remettre, transmettre», lui donne trois acceptions: 1) doctrine, pratique religieuse ou morale, transmise de siècle en siècle, originellement par la parole ou l’exemple; 2) information, plus ou moins légendaire, relative au passé, transmise d’abord oralement de génération en génération; ensemble d’informations de ce genre; 3) manière de penser, de faire ou d’agir, qui est un héritage du passé. 

Visiblement, les deux premières acceptions sont trop générales et imprécises, au regard de la définition plus pertinente que Ferran Iniesta nous propose dans son argumentaire destiné à distinguer la tradition et la religion dans la pensée africaine : «La Tradition est la connaissance fondamentale, basique, de ce qu’est l’existence, l’univers et les règles centrales de la politique et de l’éthique». A partir du latin tradere qui signifie «transmettre», il estime que «la tradition est la transmission de ce qui est réellement important» et qu’elle est «un ensemble de concepts basiques qu’une société transmet à ses descendants». Nous n’ignorons  certainement pas ici la réflexion profonde entreprise par cet historien africaniste réputé, bien au parfum de l’esprit de la civilisation égyptienne, autour de «la Tradition de Kemit Le Pays Noir» (sic) qu’il a présenté dans son ouvrage Thot. Pensée et pouvoir en Egypte pharaonique (2015) qui, pour lui, «fut la première grande tradition culturelle négro-africaine» (sic). Nous y reviendrons plus tard.

Nous devons cependant observer que la transmission est une opération qui présuppose un objet, et si cet objet est un savoir appelé « connaissance fondamentale» ou «ensemble de concepts basiques», on doit s’interroger sur l’origine ou la source de cette connaissance. Les acceptions du dictionnaire cité précédemment se réfèrent à un héritage du passé transmis originellement par la parole. Mais, celle-ci ne semble jouer ici que le rôle de canal de transmission. Pour nous, le concept de tradition renvoie nécessairement à un être ou à quelque chose qui peut faire l’objet ou non d’une transmission.

D’où l’exigence d’une réflexion plus profonde consistant à appréhender la tradition comme signifiant, c’est-à-dire, vocable appartenant à une langue particulière, le français, et la tradition comme signifié, autrement dit, un concept exprimable par d’autres signifiants qui peuvent varier selon les langues.

Pour les anciens Egyptiens, en l’occurrence, la tradition est désignée par lune expression caractéristique: mdt hr-h3t (prononcé conventionnellement medet kher-hat) qui signifie littéralement «Parole d’auparavant, Parole du passé» ou «Parole de jadis» (Maximes de Ptahhotep).

Lorsque nous avions rendu un hommage mérité à Jean-François Champollion, il y a vingt-sept ans, pour avoir découvert les clefs essentielles permettant de pénétrer dans l’intimité du passé pharaonique (Oum Ndigi, 1993) nous n’avions pas oublié l’un de ses successeurs, François Chabas, qui, écrivant le 15 septembre 1864 à Châlon-sur Saône (en France), avait eu à rappeler si opportunément la tradition des anciens Egyptiens, et précisément, la manière dont ces derniers s’étaient montrés redevables et reconnaissants vis-à-vis de leurs ancêtres. Voici  le  précieux texte dû à cet égyptologue:

 «Il y a 4000 ans, les Egyptiens savaient que la terre se meut dans l’espace et ne craignaient pas d’attribuer ce fait astronomique aux générations qui les avaient précédés de bien des siècles et dont la sagesse leur avait transmis ces traditions que recommandent le Traité de Morale du vieux Ptah-Hotep sous le nom de  (ici, texte écrit en hiéroglyphes) mdt hr h3t «parole d’auparavant, parole du passé».

Cette désignation de la tradition comme Parole du passé par les anciens Egyptiens est comparable à celles d’autres peuples africains, à l’instar des Basaa du Cameroun qui parlent de Mbok Koba «le monde d’autrefois, le monde du passé». Le terme Mbok, polysémique, désigne l’Un et le Multiple, étant dérivé du numéral indépendant Pok «l’Un», et singulièrement la pensée et la parole primordiales qui sont superposables à la numérologie des Bambara, laquelle considère le nombre Un comme représentant la pensée primordiale qui a créé le monde et le deux comme symbolisant le dédoublement du principe premier (Solange de Ganay, 1950). Quant à Koba, qui désigne les ancêtres primordiaux chez les Basa, nous avons démontré ailleurs (Les Basaa du Cameroun et l’antiquité pharaonique égypto-nubienne, Lille 1998) que c’est le même terme que celui de Geb, parfois rédupliqué en Gebgeb ou Kobakoba, nom du dieu de la Terre et de l’oiseau créateur mythologique,  et qui signifie «le Temps», chez les anciens Egyptiens et un certain nombre de peuples bantu (Basa, Ewondo, Duala).

La Parole et les paroles

Une approche linguistique romme simple canal de transmission. Cette distinction est d’ailleurs bien attestée en égyptien ancien : la parole djed (copte, djo) est l’expression audible de la parole comme Verbe-Idée, tandis que la fixation se fait à l’aide de signes ou caractères qui lui donnent, dans l’écriture hiéroglyphique, une forme représentative de l’Idée. Et chacun des caractères ou signes hiéroglyphiques apparaît comme une parole concrétisée appelée medou (terme verbo-nominal; nominal  pluriel signifiant «paroles» et verbe signifiant «parler»). En revanche, le terme mdt (medet), singulier, semble renvoyer à la Parole primordiale, qui relève du divin.

Les implications de la désignation symbolique de Geb/Koba revêtent une importance heuristique inestimable. En effet, si Geb/Koba est la Terre, d’une part, et le Temps, d’autre part, les expressions basaa: ndee koba ou ngéda koba, littéralement «au temps de koba», ewondo : okoba, et duala: koba ou kwan «le temps d’autrefois» peuvent s’entendre, mieux, doivent s’entendre comme «le temps ou l’époque de la Terre».

 L’expression basaa signifiant «depuis les temps de Koba et Kwan» procède d’une cosmovision dans laquelle les ancêtres mythiques, «sortis de la porte du temps» (W.Liking et M.-J. Hourantier) ayant vécu à l’époque de la Terre dont l’âge est estimé à 4,5 milliards d’années,  nous renvoient aux temps immémoriaux, antérieurs de très loin à l’apparition de l’Homo Sapiens,située entre 150000 et 200 000 ans avant notre ère. N’est-ce pas un paradoxe révélateur de l’importance de la langue dans la transmission de la tradition?

Un anthropologue océaniste(Alain Babadzan, 1985) semble pouvoir nous éclairer à cet égard lorsqu’il écrit pour conclure  son étude portant sur la tradition et l’histoire: «On se rend ainsi compte que le véhicule privilégié de l’apprentissage et de la transmission de la tradition est la langue, porteuse des ‘catégories de pensée’ sur lesquelles la tradition se fonde et qui lui permettent de donner sens au monde» et, en outre, que «ce n’est pas un hasard si la langue, comme la tradition qu’elle informe, est, dans toute société, cela même qui perdure et néanmoins évolue, traverse l’histoire tout en étant à même d’intégrer des apports extérieurs, et ce, plus sûrement et sur une durée bien plus longue que la plupart des institutions humaines».

Références bibliographiques sélectives

Babadzan, Alain, «Tradition et histoire: Quelques problèmes de méthode», in Cahiers ORSTOM Série Sciences Humaines, vol. XXI, N° 1 Anthropologie et histoire, 1985, pp. 115-123.

Chabas, François, Œuvres diverses, tome III, 1903;

Ganay, Solange de, «Graphie bambara des nombres», in Journal de la Société des Africanistes, tome XX, Musée de l’Homme, Paris, 1950.

Goyon, Jean-Claude, Rê, Maât et Pharaon ou le destin de l’Egypte Antique, Editions A. C.V., Lyon, 1998.

Iniesta, Ferran, Histoire de la pensée africaine, L’Harmattan, Paris, 2014.

Iniesta, Ferran, Thot. Pensée et pouvoir en Egypte pharaonique, L’Harmattan, Paris, 2015

Liking, Werewere et Hourantier, Marie-Josée Liboy li Nkundung. Conte initiatique Bassa, Editions Saint-Paul, Les Classiques africains, Paris, 1980.

Oum Ndigi, «Le basaa, l’égyptien pharaonique et le copte. Premiers jalons révélateurs d’une parenté insoupçonnée», in Ankh-Revue d’égyptologie et des civilisations africaines N° 2, Khepera, Gif-sur-Yvette, France, 1993, pp. 85-123.

Oum Ndigi, «Gb/Gbgb/Koba/Kobakoba ou le nom du dieu de la Terre et de l’oiseau créateur mythologique chez les Egyptiens anciens et les Basaa du Cameroun», in Bulletin de la Société d’Egyptologie de Genève, 1996.

Oum Ndigi, «L’égyptologie, une source majeure controversée de la nouvelle historiographie africaine», in Annales de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines N°7, Nouvelle Série /Université de Yaoundé 1, Vol. 1, 2007, pp.67-93.

Zbynek Zaba, Les Maximes de Ptahhotep, Editions de l’Académie Tchécoslovaque des Sciences, Prague, 1956.

Pierre Oum Ndigi – Yaoundé Février 2020