Colonialisme, modernité, et traditions africaines

Le colonialisme est une idéologie née au XIXe siècle en Europe qui justifie la colonisation entendue comme l’extension de la souveraineté d’un Etat sur des territoires situés en dehors de ses frontières nationales. La notion intellectuelle du colonialisme est cependant souvent confondue avec la pratique même de la colonisation étant donné que l’extension de sa souveraineté par un Etat implique dans les deux cas la domination politique et l’exploitation économique du territoire annexe. Il est opposé l’autodétermination des peuples, c’est-à-dire le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes inscrit dans la charte des Nations unies depuis 1945. Le terme “colonialisme”, péjoratif, a servi aux intellectuels africains et ceux du tiers-monde, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, à dénoncer les violations du droit des peuples colonisés à l’autodétermination et à exiger leur souveraineté et la fin de l’ère des empires coloniaux; c’est le début de la décolonisation. Pour dégager la spécificité du colonialisme à l’époque moderne, il convient de prendre en compte trois aspects majeurs.

De prime abord, le colonialisme n’est pas une relation entre maîtres et esclaves, mais un rapport dans lequel une société tout entière est dépossédée de son développement historique propre pour être dirigée par des étrangers, et ce en fonction des besoins et des intérêts des maîtres coloniaux. Le colonialisme moderne repose sur la volonté de mettre des sociétés “périphériques” au service des métropoles.

Secundo, la manière dont colonisateurs et colonisés restent étrangers les uns aux autres est très significative. Le refus volontaire, chez ces nouveaux maîtres, d’aller à la rencontre de la culture des sociétés qu’ils ont soumises, est une caractéristique du colonialisme moderne dont l’histoire universelle offre plusieurs exemples. Nulle part l’expansion européenne n’a donné lieu à une synthèse culturelle de type hellénistique. On attendait des colonisés une acculturation les amenant à l’adoption d’éléments des civilisations dominés.

Tertio, le colonialisme moderne n’est pas seulement une relation de domination dont la description relève de l’histoire des structures, il est en même temps une interprétation particulière de ce rapport. Une mentalité spécifique fait partie de son essence même, au point qu’on peut affirmer à ce sujet qu’il s’agit d’une idéologique.

La modernité quant à elle est un phénomène de civilisation caractérisée par une révolution intellectuelle majeure qui remet en cause les formes de pensées antérieures ainsi la tradition. Dans ce contexte, les croyances religieuses et les traditions prennent une nouvelle dimension. Désormais, elles ne concernent que la vie personnelle. En conséquence, la culture et les traditions n’ont plus à intervenir dans le cadre du développement de la pensée. Cette révolution est le fruit d’un long processus qui s’amorce dès la fin du Moyen Age et se précisant à la Renaissance, et cela conduit certains penseurs modernes à s’opposer à ceux qui veulent rester fidèles aux idéaux du passé.

Le colonialisme et la modernité se rencontrent dans la mesure où la modernité, qui avait une visée émancipatrice dans le cadre européen, est devenue le fondement idéologique de l’esclavage, du colonialisme, de la soumission des peuples périphériques et, en derrière instance, de la mainmise euro-sémite sur une grande partie du reste du monde. Une conception dominante, héritée de Kant et de Hegel, fait correspondre l’origine de la modernité au déploiement de la raison critique, grâce à laquelle l’être humain s’émancipe de son état d’immaturité, de minorité, et accède à l’autonomie. La modernité, dans cette perspective, serait l’aboutissement historique de divers processus convergents : la Renaissance italienne, la Réforme protestante, les Lumières et la Révolution française. Il s’agit d’un processus propre à la pensée sémitique dans sa genèse et son déploiement. L’Europe moderne s’affirme ainsi comme le centre du monde, considérant toutes les autres cultures et peuples autochtones, jugés comme non conformes à sa conception humaniste, bourgeoise et anthropocentrique, marque l’introduction de l’universalisme de la modernité européenne.

La modernité est devenue un instrument de domination, d’exploitation et de destruction dans une grande partie du monde: en s’imposant comme universelle, elle a exclu une partie du monde considérée comme primitive et barbare. Pourtant elle a le droit d’exister et de s’émanciper en dehors de la colonisation culturelle, politique et économique. Cette œuvre de civilisation a justifié des conquêtes, des guerres, des exterminations et de nos jours le retour en force des traditions africaines authentiques.  Au moment où les Africains prennent conscience de l’existence d’une pensée africaine endogène, puissante et féconde, au moment où les bases de la pensée dominante ne lui permettent plus d’écarter a priori toute proposition hétérogène, il leur revient, pour retrouver leur place dans le concert des producteurs de la pensée mondiale, de faire l’inventaire des problèmes que cette pensée se pose avec le plus d’acuité, et d’envisager quelle réponse leur culture, leur génie propre leur suggère en vue de leur résolution.

             La crise des religions s’aggrave: les dogmes sont remis en cause, le «Nouvel Age» entraine une expansion violente des sectes de toutes les obédiences en d’intégrismes les plus radicaux. Les certitudes sur lesquelles reposait le monde s’écroulent. Le conflit est ouvert et l’issue n’en est pas sûre. L’émergence des paradoxes dans les systèmes logiques et la reconnaissance de leur incomplétude, l’intégration du flou et du chaos au bon vieux déterminisme, font exploser les cadres établis de la logique d’Aristote.

        L’Afrique offre un champ immense d’hypothèses et de conclusions théoriques que seule la suffisance des modèles de la pensée dominante et sa crispation sur ses critères et ses intérêts ont empêché de prendre en compte, voire tout simplement de prendre au sérieux. Ses cosmologies et ses tradition écrites et orales constituent encore une somme de savoirs et d’expériences techniques confirmés, consignés et méthodiquement transmises. Ils commencent aujourd’hui à s’avérer intéressants du point de vue des questions que l’humanité se pose. Les principes qui ont de tout temps régi ses raisonnements postulent désormais à l’explication du réel. Ils ont hier, fait qualifier sa raison de prélogique, sa vision du temps de primitive, celle de l’espace, de la matière, des relations entre les éléments de l’univers, de vision magique du monde. La contribution des traditions africaines au développement du continent ne pourra cependant donner la pleine mesure de sa fécondité que si elles commencent par retrouver et proposer au monde le moyen d’accéder à la portée fondamentale du dire de la culture à laquelle elle émarge, voire de la pensée africaine authentique. Il s’agit en fait, d’élaborer une véritable herméneutique des formes premières de cette pensée qui s’exprime généralement par les cosmogonies, les rites, les traditions, mythes et proverbes.

             Les penseurs modernes, moulés par l’école occidentale ont longtemps éprouvé des scrupules à reconnaitre à cette pensée toute sa valeur, parce que le plus souvent énoncée sous forme d’aphorismes que de syllogismes, elle ne semblait pas comporter de structure cohérente, de méthode d’exposition systématique, parce qu’elle semblait constituée d’affirmations plus que de démonstrations. Convenons que l’aphorisme offre davantage de la concision, de la communicabilité directe des résultats de la recherche, du respect de la représentation naturellement éclatée des phénomènes de la vie qui invite le lecteur à la réflexion et l’exhorte à poursuivre la recherche entreprise, à la confrontation des résultats d’analyses avec l’expérience. Loin d’ignorer cette démarche, elle sollicite autant la raison que la pertinence. Elle entretien l’inquiétude heuristique là où la méthode scolastique sclérose dans l’autorité de la chose établie et l’illusion de la sécurité synoptique. D’où souvent la stérilité de ses conclusions, une fois apportées au réel, stérilité qu’elle finit par revendiquer comme critère de la validité de son savoir, sous le prétexte de préserver un caractère désintéressé à la science, dont le savoir pour lui-même serait la seule finalité.

Seulement, par-delà les questions de pure forme, c’est un conflit ontologique et épistémologique qui se profile derrière cette opposition de méthodes de réflexion et d’exposition de la pensée.  Pour le Négro-africain, la réalité d’un être, voire d’une chose, est toujours complexe puisqu’elle est le nœud de rapports avec les réalités des autres êtres, des autres choses. Autrement dit, un discours cartésien conviendrait à l’analyse ou la description d’une réalité constituée d’objets simples. Par contre, dès que cette réalité s’avère complexe, comme cela semble être de plus en plus confirmé par la science, un réexamen de la forme du discours qui lui est consacré s’impose, à tout le moins, qui tienne compte de la proposition africaine.

Le penseur africain dispose donc des moyens de mettre en œuvre cette herméneutique entendue au sens d’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens, et par conséquent qu’il soit capable d’appréhender toute activité humaine comme ensemble de discours et de significations. Elle seule permettrait de faire émerger les concepts, les opérateurs et les systèmes de pensée sous-jacents à leur expression première, d’en jauger la compétence logique et pratique, et de les mettre à la disposition du monde actuel. En le faisant, le penseur africain est sûr de participer avec le reste de l’humanité, à l’édification des fondements du paradigme nouveau qui, par-delà les vérités sectorielles approchées par les sciences, avec vocation à s’investir dans la quête renaissante des principes généraux, complexes, réels, universels et objectivables de la valeur, en d’autres termes, de ce qui est bien, beau et doit être recherché en toute circonstance. Les intellectuels africains prennent déjà la mesure des dimensions d’un tel projet. Parce que la crise qu’il faut surmonter n’est pas simplement une crise de la rationalité, mais une remise en cause complète des fondations de notre vie et des conditions de notre être au monde.

Toutes les civilisations qui ont connu les périodes de gloire sont passées par ce moment inévitable d’identification du principe d’excellence et de sa mise en œuvre. C’est le cas de l’Egypte pharaonique et de sa Maât, des Grecs et du Logos, ou du Moyen Age européen et de sa quête du Saint Graal, de la Chine avec le Tao. La valeur maîtrisée opère à la manière d’une pierre philosophale qui garantit la qualité à toute pensée, à toute action dans le monde. Elle demeure, pour cette raison la condition de toute performance appréciable et durable, sans laquelle il n’est ni de grands hommes ni de grandes civilisations. Nous sommes convaincus qu’une telle démarche conduite avec méthode doit pouvoir offrir au monde de nouveaux arguments pour la compréhension de l’homme, de la société, des lois cachées de l’univers ainsi que des possibilités de les mettre en œuvre pour le plus grand bénéfice de tous.

Bibliographie:

  1. Diop, Cheikh Anta , Civilisation ou barbarie, Paris, Présence africaine, 1982
  2. Aymard, A. et Auboyer, J. L’Orient et la Grèce antique, Paris, P.U.F., 1984
  3. Bacon, F., Introduction à la récusation des doctrines philosophiques et autres opuscules, Paris, P.U.F., 1987.
  4. Foucault M. Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966
  5. Jacq C. Le message de constructeurs des cathédrales, Paris, édition du Rocher, 1980.
  6. Obenga, T. La philosophie africaine de la période pharaonique. 2780-330 avant notre ère, Paris, Présence africaine, 1990.
  7. Towa, M. Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, Yaoundé, Clé, 1970

Alain Roger Pegha – Douala Janvier 2020