La force de la Tradition au sein de la confusion actuelle

Quiconque s’agenouille devant Dieu
se façonne à se prosterner devant un roi.
Joseph Joubert (1754-1824)

A – Caractéristiques de la confusion actuelle

Le jeu d’échecs permet de saisir la confusion civilisationnelle qui règne depuis quelques siècles, à des degrés fluctuants. Ici, chaque piece a un rôle déterminé et ne peut choisir son mouvement comme si elle était seule ou autonome. La tour avance ou recule en ligne droite ou de façon latérale, le fou en diagonale, la reine cumule les possibilités de la tour et du fou, etc. La chorégraphie, souple, obéit néanmoins à des règles fixes. Le roi, pour sa part, est entravé et ne peut bouger qu’une case à la fois. La question se pose d’emblée : pourquoi le jeu d’échecs s’arrête-t-il brutalement lorsque le roi, pièce suprêmement inutile, est pris? Que représente ce roi dans l’architectonique et l’économie globale du jeu (du grec oikos et nomos, maison et loi, donc la loi de la maison)? Un principe d’unité et de hiérarchie, un catalyseur général, le suprême inutile qui, curieusement, est également la caractéristique du Christ, pour un chrétien, et qu’il faut à tout prix défendre?

Revenons à notre confusion actuelle, mais en tenant compte de ce qui précède. Et posons-nous la question de l’unité de nos sociétés modernes. On serait bien en peine d’en identifier d’une part la source et, d’autre part, la manifestation, dans la mesure où l’homme, de récepteur hétéronome de la sollicitude divine unifiante, est devenu conscience autonome, donc extérieure au monde, libre mais exilé de l’Un. L’homme est la mesure de toute chose, mais son humanité ne réfère plus à une altérité fondatrice. Rappel : l’autonomie désigne la faculté de se donner à soi-même sa propre loi, par opposition à l’hétéronomie qui est celle de la recevoir d’un autre.

Pas d’unité, pas de hiérarchie des ordres de réalité ou, mieux, hiérarchie écrasée. Peu à peu, nos conquêtes matérielles – indéniables et à plus d’un égard bénéfiques – ont fini par nous faire croire qu’au lieu de progresser sur un même plan de réalité, nous avons carrément changé de niveau ontologique. D’un accroissement de potentialités situées dans l’axe horizontal de l’histoire et du progrès, nous croyons avoir débouché sur une humanité nouvelle, capable de maîtriser et d’orienter non seulement son entourage mais également son destin, c’est-à-dire le temps et l’espace, ni plus ni moins. Le saut n’est plus quantitatif, il est inconsciemment qualitatif. L’humanité nouvelle a aplati l’échelle verticale pour mieux la gravir et a désormais des prétentions divines. L’hubris, cette démesure qui était le péché antique grec par excellence, nous a fait basculer dans un autre encore plus grave, judéochrétien cette fois, qui n’est autre que le péché originel, celui de se prendre pour Dieu et de le remplacer. Sainte Thérèse d’Avila disait que l’humilité descendante consistait à monter dans la vérité : nous avons fait l’inverse.

Ce progrès horizontal qui, sur le plan vertical, est une chute se décline également de façon éloquente dans la sphère sociale où chacun revendique non seulement une identité personnelle fondée sur son propre vouloir mais également l’obligation pour autrui d’avaliser cette exigence. L’exemple le plus accompli de cela est la théorie du genre qui veut que le sexe, biologique et immuable, soit séparé du genre, culturel et modifiable. La différence de cette énième querelle entre nature et culture a ceci de radicalement nouveau que l’homme a désormais les moyens de se dégager non seulement de la culture mais aussi de la nature, du moins de la plier à sa volonté. Ainsi, s’il pouvait auparavant prendre les apparences temporaires du sexe opposé, en se déguisant par exemple, il peut maintenant en avoir les attributs physiques.

Ce qui vaut pour l’individu follement autonome vaut aussi pour les groupes sociaux, où les appartenances claniques forgées autour d’un commun dénominateur (habitudes alimentaires, préférences sexuelles ou vestimentaires, etc) ont préséance sur des liens plus fondamentaux symbolisés par la famille, la religion, les institutions, les grands mythes fédérateurs, l’histoire ou encore l’idée de peuple. Il est ainsi symptomatique, à Montréal où je réside, de constater que les défilés annuels de la Fierté gaie (Gay Pride) attirent plus de monde que ceux de la Fête nationale. Un autre exemple me vient de la Californie où j’avais participé à un congrès. Sur la fiche d’inscription, on me demandait à quelle groupe je m’identifiais : chrétien, bouddhiste, végétarien, crudivore, hétéronormé, pansexuel, homosexuel, anglophone, autochtone, etc. Tout se vaut puisque les appartenances n’ont de valeur qu’en tant que choix purement individuels, donc non ordonnés en fonction de données transcendantales, donc hétérogènes. Or, si tous les hommes sont égaux, le christianisme tragique d’un Unamuno vaut la barbe et la robe de Conchita Wurst. Simple question de préférence purement individuelle, nouvel absolu fondateur démultiplié à l’infini.

Est-il alors possible d’articuler à nouveau la question de la hiérarchie de cette myriade d’appartenances et, au-delà, celle du principe unifiant de toutes celles-ci? Par exemple, le lecteur passionné de Maria Zambrano, comment peut-il rejoindre sa voisine qui se ruine en maquillage si chacun ne fait qu’exprimer une préférence fondée sur ses goûts personnels et son autonomie? Qu’est-ce qui nous unit? Pour filer la métaphore du jeu d’échecs, quel statut et quelle mobilité le roi doit-il avoir pour donner sens et cohérence organiques à la complexe chorégraphie engagée par les différentes pièces?

Il est clair ici que la modernité fait que chaque pièce du jeu veut être roi, à tout le moins souverain de sa petite case individuelle. Deux possibilités s’offrent alors. Soit personne ne bouge de son lieu et le jeu est équilibré mais mort : on est alors dans les pseudo-dialogue et pseudo-tolérance – qui tolère… – tels que promus officiellement au Canada par le multiculturalisme, avec une arrogance virtuose, par exemple. Soit tout le monde bouge sur la surface et s’entrechoque avec son voisin; le jeu est vivant mais c’est un joyeux bordel. Guettent alors l’anomie (absence de loi, toujours la loi…) ou la guerre civile. Pour éviter l’une ou l’autre des conséquences, on multiplie les lois, lesquelles tiennent lieu de décrets divins. Ici, les juges se réfèrent à des chartes des droits et libertés pour déclarer ces lois constitutionnelles ou non et valider ou invalider le jeu politique, social et moral. Le juge, c’est à la fois le roi du jeu d’échecs et le prêtre. Le droit humain s’est hissé au droit divin.

La maxime qui proclamait « un roi, une foi, une loi » a laissé la place à une myriade de rois, de fois et de lois. Le facteur unifiant, ce point d’appui qui génère une unité dégradée, sera l’égalité entre les hommes. Le repoussoir qui justifie ce noble dessein, c’est, pêle-mêle, le patriarcat, l’homme blanc hétérosexuel chrétien, le capitalisme, L’Église, le colonialisme, l’hétéronormativité bourgeoise, etc. L’égalité humaine ne reposant sur aucun transcendant réel, elle retombe sur elle-même et débouche sur une infinité de revendications qui morcellent la réalité. Plus le morcellement avance, plus les lois se multiplient et vice-versa. C’est un perpetuum mobile.

B –  Comment en est-on venu à cette libération cacophonique et qu’a-t-on perdu en chemin?

Revenons au jeu d’échecs. On dirait que les joueurs modernes veulent se débarrasser du roi et, par conséquent, des contraintes du jeu. Seulement, s’ils le veulent, ils ne le veulent pas trop. La libération, pour eux, a bien meilleur goût si le roi ressuscite sans cesse, ce qui permet de continuer à jouer à se libérer sans vraiment assumer la perte du roi. En termes religieux, on tue Dieu mais, la solitude effrayante qui s’ensuit fait qu’on se construit sans tarder des idoles qui viendront étayer et encadrer notre autonomie. Car, au  fond, peu d’hommes sont faits pour la liberté radicale. Humanum paucis vivit genus, disait le poète Lucain, au Ier siècle. Le genre humain vit par (ou pour) quelques hommes.

La majorité se fabrique donc des substituts qui sont un compromis entre une royauté structurante, donc hiérarchique et libératrice, et une anomie totale. Si ces hommes et ces femmes ne sont pas faits pour la liberté, ils sont faits pour la libération, jamais achevée, toujours revendiquée. C’est ainsi qu’on tue le roi ou le patriarcat mais qu’on le ressuscite à chaque occasion pour le refaire tomber et ainsi de suite. Nos sociétés modernes sont devenues un disque rayé sur une machine dont les adolescents ont perdu l’usage.

Hannah Arendt avait coutume de répéter ce vers de René Char, tiré des Feuillets d’Hypnos : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » Personne ne nous a dit la raison d’être du roi du jeu d’échecs. Car ceux qui le savaient ont progressivement démissionné de la tâche de transmission. La fonction sacerdotale de ceux qui avaient pour mandat de maintenir le dépôt de la foi, de déployer et de réactualiser le mystérieux rituel dans le Saint des Saints, cette fonction n’est plus et le peuple ne comprend plus rien à la liturgie. On se retrouve donc devant un jeu antique, non moderne, dont les règles et statuts, incompréhensibles, n’ont plus valeur archétypale reconnue. L’Eucharistie en est un exemple frappant : le prêtre fait semblant de dire la messe et les fidèles se signent et répondent par automatismes.

Au mieux, l’antique mystérieux est devenu l’incompréhensible moderne. Cette évaporation du sens fait que les contraintes structurantes ne définissent plus un idéal, mais constituent des contraintes arbitraires au service d’une classe dirigeante qu’il faudra sans cesse déboulonner. Nous sommes comme les protestants du XVIe siècle face à un clergé catholique prémoderne tombé en dégénérescence. Pour changer le monde, on ne fait que changer les lois. On ne change pas de niveau ontologique, on corrige ce que l’on rejette. En fait, on le multiplie.

Le ver était certes déjà dans la pomme avant 1517 : un clergé catholique pléthorique, souvent inculte, une hiérarchie cléricale corrompue, mêlé aux affaires du monde et jouant au même niveau que les saints empires, un mélange de cupidité et de marchandage spirituel, une bourgeoisie avide de pouvoir, une noblesse qui lorgnait les biens matériels de l’Église et pour qui la conversion était un moyen commode d’assouvir ses appétits. La liste des causes est longue et connue.

L’essentiel dont on peut se lamenter dans ce processus tout à fait compréhensible est la dégradation de la transcendance en immanence et, partant, la perte de l’idée même de fonction, naguère indexée sur cette même transcendance. À défaut de la compétence ou de la probité, on était roi de droit divin, on représentait Dieu sur terre, ce qui avait l’avantage de la stabilité et d’une certaine pérennité dynastique. Toute la hiérarchie qui découlait par délégation de ce statut royal était orientée vers ce même but qui consistait à incarner du mieux que l’on pouvait la cité de Dieu sur terre. Le roi ne l’était pas pour son avancement personnel (en principe car l’histoire, trop humaine, déborde de démentis pervers : l’assassinat, par exemple, d’une quinzaine de rois wisigoths d’Espagne, sur un total de 35, le montre bien). Il était roi par sous-traitance, pour ainsi dire, en vue d’un bien commun. Noblesse obligeait, roture exigeait, selon l’adage évangélique qui affirmait qu’à celui qui reçoit beaucoup, beaucoup est demandé.

Le roi était roi en fonction de Dieu. La société entière sous ses pieds (ou au-dessus de sa tête, si on comprend la géniale inversion chrétienne de la pyramide d’autorité) recevait de lui sa raison d’être, par subsidiarité pour ainsi dire. Le roi idéal bougeait le moins possible. Il lui suffisait d’être, un peu à la façon des anciens rois taoïstes qui devaient intervenir le moins possible pour laisser le peuple accomplir sa nature. Le roi assurait le maintien, l’homéostase dirions-nous, de l’ordre social. Ou du jeu d’échecs, une case à la fois. Il était et chacun, gueux, manant, clerc, soldat, paysan, producteur, recevait sa fonction des mains de l’ambassadeur des décrets divins, c’est-à-dire une légitimité provenant de l’au-delà et qui catalysait le katholon, le tout de la société et, au-delà, du monde.

Cette intelligence du monde n’est plus, mais sa confuse nostalgie est tenace.

C – Comment réagir à ce constat lorsqu’on en est douloureusement conscient?

On peut donc comprendre la tentation d’un retour aux âges d’or, aux Reichs millénaires, aux preux chevaliers d’antan ou aux temps d’avant l’électricité des Amish pennsylvaniens. Notre lacune est notre idéal, disait avec raison Nietzche, et nous cherchons une plénitude qui corresponde à notre creux. Sauf que c’est mal comprendre l’esprit traditionnel.

On pense effectivement à tort qu’il suffira de plaquer une image ancienne sur le monde moderne pour le redresser. Sauf que tradition n’est pas restauration, bien au contraire. On ne met pas le vin nouveau dans de vieilles outres, affirmait Jésus-Christ en Matthieu 9, 17. Car le vin qui est le verbe immémoriel, le message caché de la tradition, appelle des outres nouvelles et non les contenants usés qui ont accompli leur fonction historique et culturelle. Il faut laisser les morts enterrer leurs morts, dit le Fils de Dieu. Et ne pas regarder en arrière.

Et l’on ne retourne pas à l’unité en unifiant le réel de l’extérieur mais en l’unissant de l’intérieur.

Comment alors abandonner définitivement l’idée du « bon vieux temps », laisser mourir ce qui est de l’ordre de la manifestation liée à une certaine époque et un certain lieu, et laisser bruire ce qui est frais, nouveau et néanmoins toujours archétypal? Peut-être en écoutant les idiots qui sont ceux qui – sans le savoir – comprennent le mieux la tradition, les saints idiots orthodoxes russes et byzantins, les clochards célestes de Jack Kerouac, els beneits de la tradition catalane? Ceux qui ne sont pas assez éduqués pour raisonner de travers, selon le mot de Montesquieu?

On fera un grand pas quand on intuitionnera que la tradition est ce Tao que l’on ne peut comprendre que si l’on ne le comprend pas, et que l’on ne comprend pas si on le comprend.

Ainsi, le monde tel que nous l’avons connu ne reviendra plus sous sa forme passée. Il est donc inutile de clamer son anticolonialisme, son antipatriarcat, son socialisme, son moralisme ou que sais-je encore, car ces « remèdes » ou revendications se situent le plus souvent au niveau de ce que l’on rejette et ne font que réintroduire, sous une forme certes différente, des déséquilibres semblables et des injustices analogues. Il faut seulement revenir à la fonction du roi. Revenir au vin nouveau, au Tao. Laisser émerger de nouvelles manifestations culturelles – toujours maladroites, toujours périssables – de cet appel qui nous fuit dès qu’on le nomme et qui nous appelle dès qu’on l’abandonne.

Cette question des manifestations peut se poser de mille et une façons, politique, artistique, religieuse, sexuelle, esthétique, morale, même charitable. Le but ici n’est pas de trouver des solutions concrètes univoques. On peut tout au plus essayer d’établir des liens balbutiants dans la profondeur, par « le bas », avec ce qui nous a précédé dans la manifestation – historique ou culturelle – du tout de la tradition.

Ne cherchons donc pas de réponse à la tradition qui ne fait que chuchoter imperceptiblement à nos intelligences duelles. Il suffit de trouver la bonne question, dont dépendra la démarche subséquente, ce qui demande de ne pas s’offusquer de manifestations que l’on a appris à rejeter, mais à les examiner sub specie aeternitatis, c’est-à-dire de façon non temporelle ni duelle, non liée à l’histoire et à la culture, comme le suggère le fameux principe herméneutique juif : il n’y a ni avant ni après dans la Torah, il y a la Torah. Chercher la Torah, le Tao, le Christ, dans les manifestations, même les plus contradictoires ou scandaleuses.

Car la tradition est avant tout une question qui met en marche, non pas une réponse.

C’est le murmure des Béatitudes à travers l’allégeance au roi. À mon roi et, au-delà, mon Seigneur et mon Dieu.Jean-Philippe Trottier  Montréal, Janvier 202