À trente ans, je voulais changer le monde : le rebelle. À quarante ans, j’ai compris que c’est moi qui devais changer : le mystique. À présent à l’aube de mes cinquante ans, j’ai accepté que l’on ne peut résister que dans l’espoir : celui qui résiste dans l’amour.
1. Cupidité
Pendant ces derniers mois, j’ai souvent pensé à la mort, comme tout le monde je crois. Je connaissais la mort, je l’avais vue dans des camps de réfugiés en Afrique et dans des villes pleines de misère humaine en Amérique latine. Mais cette mort aujourd’hui, oui cette mort ! C’est une mort développée, technicisée, nette, qui ne laisse aucune trace, une mort qui nous attend à un coin de rue, qui vient à la dérobée, qui attend en nous et qui explose subitement ; ce n’est pas une mort tranquille, mais une mort qui nous perturbe. Toutes les morts bouleversent mais celle-ci nous confine et nous tourmente, une mort avant la mort, tout en sachant qu’il faut mourir. Ce n’est une mort ni féroce ni sauvage, mais une mort d’hospice de vieux, de vieillesse. Cette mort est comme celle d’une vieille maison dont les murs s’effondrent ; l’humidité s’y infiltre et y creuse un trou et soudain la façade se brise et s’effondre. Que de similitudes dans notre société, paradigme d’une vie qui est gâchée sans rien coûter – ou qui coûte cher – et qui devient en soi davantage qu’une finalité. Comment voulons-nous gâcher nos vies ? Parce que tôt ou tard, cette vie, nous devrons la rendre. La vie nous est prêtée, et qu’en avons-nous fait ?
Je ne sais pas combien d’entre nous ont fait le point sur leur vie, ces derniers mois, cette année. Nous regarderons encore une fois une nouvelle époque, une nouvelle année qui commence après la précédente, en espérant qu’aussi imparfaits que nous soyons, une société tout aussi imparfaite devienne parfaite et nous rende meilleurs que nous ne le sommes – mauvaise hypothèse. Dans cette façon de nous projeter dans le futur, nous continuerons à nous croire invincibles, nous serons plus ou moins sages, mais nous nous raccrocherons de plus en plus à quelque chose même si nous savons qu’il faut lâcher prise, car c’est la loi de la vie. Un attachement à quelque chose que nous ne possédons pas, et que nous ne pourrons jamais posséder, un cadeau qui nous a été offert, et qui est à une durée limitée. Un attachement à la vie qui cherche à s’accrocher aux choses, une manière de les tacher, de les salir. Et nous savons qu’en raison de notre caractère éphémère, nous ne pourrons jamais les avoir. Hélas, que nous sommes malheureux !
Dans notre transit par la vie, nous laissons derrière nous des lambeaux de nous-mêmes mais l’être humain accumule et amasse. Nous savons que nous n’emporterons rien dans l’autre monde, mais nous voulons le faire. On ne parle plus seulement de vouloir posséder, d’une société malade, mais de vouloir sentir, savoir… de cette détermination qui nous rend fous. L’histoire de l’être humain est un désir incessant et sans fin qui s’auto-entretient.
2. Guerres écologiques
Le rêve de posséder, le rêve de pouvoir posséder, le rêve de vouloir pouvoir posséder. La postmodernité a fait de l’humanité son propre démiurge, Saturne qui dévore ses enfants. Notre folie est sans limites, elle nous a déshumanisés, c’est une folie qui guide les aveugles comme le disait Shakespeare dans Le Roi Lear. Où est la sagesse que nous avons perdue dans la connaissance ? Nous serons peut-être plus efficaces, mais nous sommes certainement moins humains. Nous vivons l’histoire de Technopoly (Postman 1993), une société où le fonctionnaire expert au service du statu quo domine le savoir et où les entreprises l’appliquent sans relâche. Il nous faut filtrer tout ce qui ne contribue pas à la solution du problème, ce qui fait obstacle au vouloir avoir et posséder. Une chimère du monde réel, où l’expert a l’air d’un imposteur lorsqu’il ne peut pas expliquer l’amour et la souffrance, la vie et la mort.
Notre rattachement au monde est rompu, ce sont des temps agités, ce sont des temps de transhumanisation. Ce sont des temps de guerres écologiques (Yanitsky 2020) qui transforment les multiples relations complexes de feedback des systèmes biotechnologiques qui composent la Géosphère et les êtres vivants, parmi eux les humains, et qui mettent en danger les modèles de coévolution de la Biosphère (Vernasdky 1926)[1]. La Géosphère a besoin de stabilité pour l’évolution de la Biosphère dont l’humanité fait partie. Nous sommes confrontés à l’effondrement, non pas immédiat de la Terre, mais l’effondrement de l’homme en tant qu’espèce sur cette Terre. Peut-être devons-nous nous demander si une nouvelle connaissance gnostique est possible sur la base de l’expérience de l’amour, de la capacité humaine de répondre à la souffrance par l’amour, une souffrance qui nous amène à grandir et à gagner en maturité.
La pédagogie a un rôle clé à jouer dans la perpétuation du paradigme de développement actuel qui nous submerge. Mais la pédagogie est aussi la porte qui s’ouvre en alternative. La pédagogie comprend l’acte d’enseigner à apprendre à penser comme un processus de libération personnelle et de prise de conscience de soi, d’une pensée critique qui remet en question le modèle d’éducation existant. Ce processus de libération et de prise de conscience est possible car la pédagogie crée de la valeur, comme le disait T. Makiguchi. Dans ce cas précis, il s’agit d’une valeur géoéthique[2] qui est la base du développement d’un modèle pédagogique basé sur le concept de Noosphère développé par V.I. Vernadsky (1938), et qui permet une meilleure compréhension des interactions entre la géosphère et l’être humain dans le processus d’échange de matière, énergie et information, mais aussi d’expériences ressenties qui reconnaissent la valeur intrinsèque de la Géosphère en tant qu’espace à la base non seulement de la matière vivante mais également de la vie sous toutes ses dimensions. Ainsi comprise, la pédagogie devient une forme de résistance écologique et acquiert un sens moral et humaniste, comme le soulignait L. Tolstoï. La pédagogie contribue de la sorte à établir des communautés d’apprentissage qui sont des exemples vivants de mouvements de « résistance » écologique.
3. Résistance
Et si on lâchait un peu prise ? Et si on se laissait un peu aller ? Et si on se fichait de s’en ficher ? Et si on se comportait comme si on était de passage ? Nous nous transformons au fur et à mesure de notre passage, nous sommes un devenir à chaque instant, à chaque instant qui dure ce que dure l’instant et qui se poursuit tout au long d’une très longue histoire, la somme des « passages » et devenirs infinitésimaux de chacun d’entre nous dans le monde. Nous laissons tous notre marque ; elle se fossilise dans les moments successifs qui passent.
Nous sommes des moments délicats d’une grande beauté, nous sommes des instants d’atomes que nous ont laissés les rochers, partie d’une poussière cosmique qui redevient poussière, pour refaire d’autres moments d’une beauté sublime : un cercle d’appartenance (McInstosh 2015). De cette manière, nous devenons une extension de la nature qui se regarde elle-même. Nous sommes des êtres géosphériques, de la matière douce accro à l’amour, une énergie libérée qui revient au monde lorsque nous « quittons » le monde. Il n’y a pas d’autre moyen. L’amour libéré dans notre être devient une syntropie pour créer un autre être.
La terre nous fait et nous faisons la terre. Cette « com-union » ne nous rend pas différents des autres mais nous rend égaux aux autres êtres vivants et non vivants, aux autres hommes et femmes, créant ainsi une comunitas « en partageant une attitude commune envers une valeur géoéthique spirituelle, une idée qui résonne dans le concept de « sobornost » développé par les philosophes slavophiles russes au cours de la première moitié du XXe siècle, ou de fraternité comme dirait Saint François d’Assise. C’est ça l’identité humaine, une identité de relations avec les autres et avec un lieu géosphérique qui s’entrecroisent. Et il est clair qu’à moins de nous identifier à une sorte de communauté, au sens d’écologie humaine radicale, aller de l’avant est irrationnel. C’est dans la perte d’identité que réside notre déshumanisation. Déshumanisation signifie tension entre amour et souffrance, un cri pour la justice, une justice spatiale (Soja 2010) où la Géosphère devient un lieu de résistance, de lutte, de confrontation, mais ce qui nous unit nous sépare, ce qui nous sépare nous unit. Ainsi la Géosphère acquiert un caractère symbolique et hiérophanique. L’amour et la souffrance deviennent les plus grandes forces géologiques qui peuvent tout changer et tout transformer.
La transformation est une résistance, une résistance avec un amour ferme. Combien de fois devrons-nous trembler et souffrir pour résister à cette détermination humaine ! S’accrocher n’est pas résister. La résistance est posée, elle regarde le monde, l’observe, le contemple, l’écoute en silence et le transforme, autant de qualités pour une éco-spiritualité que l’on retrouve à Santa Clara. La résistance se pratique en regardant le changement à partir de mon changement intérieur, un voyage à l’intérieur de moi, pour faire le vide en moi et pouvoir recevoir et, en retour, donner ; c’est pourquoi elle est transformatrice.
Il nous reste encore à nous demander comment activer cette spiritualité pour résister au déferlement de toute cette folie. Comment concrétiser le point de vue scientifique, la réflexion spirituelle, l’action efficace comme le disait Saint Ignace ? C’est le même paradoxe dans lequel se trouvait Saint Ignace, qui voulait être à la périphérie avec les pauvres, et ne voulait pas entendre parler du centre du pouvoir, mais finalement son discernement l’a conduit à Rome pour changer les choses où il y fonda la Compagnie de Jésus. Selon A. McIntosh (2015), il ne suffit pas de penser la spiritualité (ce qui donne la vie comme dimension profonde et essentielle), mais cette spiritualité a besoin de l’activité. En même temps, si l’activisme n’est pas fondé sur la spiritualité, il ne peut pas durer sur le long terme. Cette résistance provient donc d’une attitude qui va de l’individu à la communauté, remémorant, récupérant et reconstruisant la communauté pour retourner à notre intérieur, en d’innombrables allers-retours, ouvrant un chemin d’espérance. C’est un long chemin à travers les structures sociales de pouvoir de l’État et de la société en général, mais en rejetant le pouvoir, où chacun de nous se constitue en leader, en porteur d’espoir. Cette résistance a donc un double jeu intérieur-extérieur. De l’intérieur, elle travaille et s’active, discrètement, parce qu’elle se nourrit spirituellement ; ce n’est pas une résistance passive mais bien proactive dans l’espoir d’un changement : tout d’abord à partir de soi-même (résistance spirituelle intérieure) et ensuite à partir de l’activisme (résistance proactive extérieure). Voyons deux exemples : une résistance spirituelle intérieure, telle que pratiquée par les communautés juives dans les ghettos polonais pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que le monde autour d’elles s’effondrait, fut leur réponse au refus de renoncer à l’esprit de la dignité humaine au milieu de la dégradation la plus horrible, tout en maintenant l’éducation communautaire et les observances religieuses. Et une résistance proactive externe, illustrée par le long chemin parcouru au travers des institutions dont parle R. Dutschke, travaillant dans les institutions établies et à partir de celles-ci, pour les changer, pour éroder le paradigme de développement sur lequel elles reposent, pour les transformer, apprendre à programmer, à enseigner, à utiliser les médias, à organiser la production, à reconnaître et à fuir le marché néolibéral et les économies d’État, préservant sa propre conscience en travaillant avec les autres et en réveillant l’esprit de solidarité (Tischner 2005). Cette idée inspirera la fondation du Parti des Verts allemand au début des années 1980. Sur la base de la célèbre devise « anti-party party » inventée par Petra Kelly (Fondation H. Boell 2008), le Parti des Verts cherchait une approche écologique holistique pour résoudre les défis issus des variantes du capitalisme et du socialisme, se constituait comme une communauté partageant les mêmes valeurs et qui grâce à la solidarité entre ses membres était capable d’influencer le changement de la société. Même s’il n’y est pas parvenu, il aspirait à résister aux tentations du pouvoir en préservant l’intégrité morale : « Le Parlement n’est pas le but mais une partie de la stratégie », selon Petra Kelly.
Selon Taylor (1995), la résistance écologique est une expression évolutive d’autodéfense, une adaptation nécessaire pour harmoniser à nouveau les dimensions humaines et non humaines du monde. Nous vivons des jours de résistance, d’une résistance spirituelle qui envisage l’avenir avec espoir. Je pense qu’avec le temps et après des années, ceux qui viendront après nous se souviendront de ces petites communautés et familles qui, alors que le monde devenu fou sombrait, résistaient farouchement, que nous espérions, dans la douceur des cœurs, pouvoir transmettre que nous vivons, mourrons et renaissons, que mourir, c’est rester pour toujours. Je crois que ce n’est que par cette résistance spirituelle que nous pouvons résister de manière proactive et transformer ce monde qui souffre.
Je ne voudrais pas conclure sans une petite réflexion personnelle qui m’a tant aidé – et continue à le faire – dans les moments difficiles, lorsque j’ai l’impression que tout ce monde qui m’entoure est sur le point de s’effondrer. Ces derniers temps, l’amour est quelque chose d’assez rare, mais j’ai quand même pu le trouver dans certains recoins d’Afrique, parmi les hommes et les femmes les plus simples. On le trouve aussi parmi la misère humaine et les souffrances de la guerre, mais je l’ai rarement trouvé d’où je viens. Au fil du temps, j’ai appris à vivre uniquement avec ce dont j’ai besoin, ce qui explique une partie de mon amour pour les choses de ce monde, un amour qui ne possède pas mais qui lâche prise. Moins on en a, plus on peut donner d’amour. Là où je suis maintenant, ceux qui n’en possèdent pas aspirent à en avoir beaucoup, et ceux qui en ont n’en ont jamais assez. Dans cette folie, j’en appelle à l’amour qui résiste, résister dans l’amour et par amour est une manière de changer ce monde.
Il est minuit moins le quart, et maintenant ?
Berlin, le 24 décembre 2020
Pour approfondir le sujet
Heinrich Boel Foundation (2008). Petra Kelly. A remembrance. Heinrich Boel Stiftung Berlin.
McIntosh, A. and Carmichael, M. (2015). Spiritual activism: Leadership as service. Cambridge, UK: Green Books.
Postman, N. (1993). Technopoly the surrender of culture to technology. New York: Vintage Books.
Soja, E. (2010). Seeking spatial justice. University of Minnesota Press. USA
Taylor, B (1995) Ecological Resistance Movements: The global emergence of radical and popular environmentalism. Albany: State University of New York Press.
Tischner, J. (2005). The Ethics of Solidarity.. Thinking in values, vol. 1, Józef Tischner Institute, Cracovie 2005, 37-51
Vernasdky, V.I. (1998). The Biosphere. New York, Copernicus. Publié pour la première fois en 1926.
Yanitsky, O. (2020). «The Ecological Wars: The Notion, Concept And Dynamics». Advances in Social Sciences Research Journal, 7(6) 477-488.
Healing Earth: https://healingearth.ijep.net
[1]
Vernadsky (1926) a divisé la Terre en enveloppes, ou géosphères, identifiant la géosphère supérieure avec la biosphère, appelée Nature par Humboldt ou Gaia par Lovelock. Selon Vernadsky, la biosphère relie les organismes vivants, le flux d'énergie cosmique et le cycle des éléments chimiques.
[2]
La géoéthique consiste en une recherche et une réflexion sur les valeurs qui sous-tendent des comportements et des pratiques appropriés, où les activités humaines interagissent avec le système terrestre.