Le cœur du soin, le soindu cœur . L’amour et la sagesse du soin comme écosophie

Tout enfant qui naît est un signe que Dieu n’a pas encore perdu espoir en l’humanité

Rabindranath Tagore

L’effondrement de notre monde n’est pas une obscure menace mais une crise systémique bien réelle, comme en témoignent l’effondrement cognitif et l’implosion écologique, et sa cause réside dans la désorientation spirituelle de l’homme moderne.

Les cultures traditionnelles avaient pour la plupart des visions du monde qui enracinaient profondément les sociétés et donnaient une plénitude de sens à la vie des individus et des communautés. L’être humain se sentait lié à l’origine, savait qu’il appartenait à l’unité de l’ordre naturel et divin – qu’il vénérait – et était régi par des systèmes de significations qui conduisaient à des pratiques de vie harmonieuses avec les cycles et les limites de la Nature. La récente et très forte sécularisation suppose une vision fragmentaire, et de ce fait la notion d’un cosmos profané, et s’en dégagent la négligence des valeurs fondamentales et la séparation de l’homme et de la Nature face à celle qui s’auto-affirme et s’oppose à l’exploiter.

Les réflexions qui s’ensuivent visent à suggérer une réponse face à l’effondrement, afin de l’éviter dans la mesure du possible, dans tous les cas de proposer une attitude pour y faire face. Elles exposent l’ancrage dans une sagesse de l’homme et de la Terre à l’égard d’eux-mêmes : une intelligence du cœur qui résonne avec le sens profond de la beauté et de la merveille du mystère, qui réintègre la Nature dans notre spiritualité. Elles brossent un rétro-tableau qui remettrait la vénération de la vie et le soin porté au tout au cœur du sentiment et du discernement, sur le plan de l’entendement et du comportement.

Sauver la sagesse. La philosophie comme mode de vie

Les grandes traditions du monde séparées de leurs mythes fondateurs sont comme un arbre séparé de ses racines : elles ne sont plus conductrices de leur sève originelle. Boire à nouveau, c’est retrouver cette sève… dans une épiphanie des êtres intérieurs.

Rainer Maria Rilke

La pensée humaine sur des questions fondamentales est philosophique par définition. L’amour (philos) et le savoir (sophia) sont le souffle originel qui ne devrait jamais disparaître, et qui ne peut naître que du cœur, le lieu de tout soin. La vraie philosophie, plus qu’un amour du savoir, est un savoir aimant qui abonde dans l’âme, une pensée cordiale – du cœur – qui ne nous manquera jamais car elle connote précisément savoir et amour.

Mais la sagesse, la philosophie comme mode de vie indissociable de sa praxis dans laquelle se trouvent la connaissance de l’amour et l’amour de la connaissance, est en déclin. Il est urgent de faire revivre ce bon savoir pour une belle vie qui, sous diverses formulations, a guidé l’humanité pendant une grande partie de son existence millénaire. Il est nécessaire de réhabiliter cette sagesse, de l’adapter à notre époque pour poser les fondements d’une vision et de pratiques caractérisées par le soin, ces dernières ayant toujours été essentielles à la continuité de la vie et nécessaires à sa qualité.

Parce que le soin est consubstantiel à la vie, il découle de notre éthos primordial. Comme attitude indissociable d’une tâche particulière, comme ensemble de valeurs et de pratiques qui se nourrissent mutuellement, il est indissociable de l’éthique, qui est inclination spontanée, pure sensibilité essentielle.

En effet, l’éthique est une disposition tout d’abord intuitive qui se matérialise dans des comportements que  nous ne pouvons conceptualiser qu’à posteriori et extérieurement. Les qualités innées telles que la bonté, l’affection, l’empathie, la compassion ou l’amour du prochain sont intrinsèques, aussi bien dans le soin que dans l’éthique, et possèdent à elles seules tout leur sens et leur validité. Le soin est donc une manifestation de l’éthique, une expression de l’être profond en action, une expérience qui émane du cœur et se traduit dans les vertus. L’éthique et le soin sont tous deux antérieurs à toute situation, prémisse de l’humain, et ne sont vrais que s’ils naissent et se nourrissent de l’esprit et se personnifient dans la spiritualité. Pour toutes ces raisons, leur origine est métaphysique.

Ces attributs, véritablement humains, sont au centre – au cœur – de toutes les cultures de l’histoire, toujours appliqués aux relations entre les congénères et aussi avec la Terre. Dans la mesure où nous avons égaré cette sagesse, il est indispensable que nous édifiions une nouvelle éthique appropriée aux temps actuels ; une éthique transculturelle et transreligieuse qui, en préservant toutes les diversités, fasse appel au fondement commun de notre nature, et que cela se traduise par un soin porté aussi bien parmi tous les êtres humains que de ceux-ci envers la totalité des êtres vivants, envers la Vie en son intégralité.

La continuité de notre espèce suppose que nous assumions pleinement le sens de la responsabilité universelle, que nous pratiquions une nouvelle éthique éco-spirituelle basée sur le soin de la Sœur/Mère Terre, la demeure commune qui est aussi vivante que nous. Faisons-le pour survivre, mais surtout par amour, pour vénérer le caractère sacré de la réalité ultime qu’incarne la Nature.

Albert Schweitzer a déclaré que « l’éthique n’est autre que le respect de la vie », une vérité qui nous fait comprendre que de ce sentiment, et de lui seul, émane tout soin véritable.

Le soin. Indispensable et nécessaire

C’est un curieux secret de la sagesse de tous les temps, mais un secret très simple, que tout abandon désintéressé, toute participation, tout amour nous enrichit

Hermann Hesse

Le soin est avant tout une constante cosmologique. Inscrit dans l’univers, il vient de l’énergie mystérieuse du fond qui préside à tout, dont nous faisons partie, et qui est amour. Dans le cas contraire, la vie ne serait pas née et ne se perpétuerait pas.

Anthropologiquement, il est à la fois essentiel et constitutif. Le soin (générer et recevoir un soin) est fondamental pour notre existence biologique et symbolique, personnelle et sociale. C’est une tendance consubstantielle, notre manière essentielle et nécessaire d’être dans le monde par rapport à l’altérité.

La racine étymologique latine du mot soin indique un double sens de guérir et de prendre soin, et dans les deux cas, il devient une source permanente d’actes générés et reçus qui constitue une source insondable de liens et d’interconnexions qui relient tout avec tout. Selon les conceptions habituelles, la Réalité n’est rien d’autre que cette interaction infinie. Toutefois, ce sont des soins et des actions dont la vie dépend, et qui sont à la fois envers toute manifestation et envers l’essence qu’elles révèlent toutes.

Le soin est nécessaire dans toutes les sphères de l’existence, car nous faisons partie de cette interaction symbiotique infinie au sein de laquelle nous dépendons des personnes, de la culture et de la Nature. C’est le soin objectif, pour ainsi dire, qui vient avec l’existence. Mais au-delà de sa propre survie, il existe une prédisposition innée à prendre soin des congénères, de tous les autres êtres, et finalement de prendre soin de tout, du Tout. Ainsi, le soin se convertit en reconnaissance de l’altérité, lui donne une valeur intrinsèque, nous incline à communier avec lui.

La dialectique entre le besoin d’être « soigné » et l’impulsion à vouloir prendre soin est le sens relationnel de la vie, l’énergie germinale de l’humain. Lorsque nous proposons consciemment de prendre soin, le soin devient attitude, et c’est alors que se déploient des dimensions spécifiquement humaines et véritablement spirituelles. Comme attitude aimante et protectrice, elle requiert cette sorte de raison du cœur, cette intelligence sensible dont nous parlions au début, qui n’est ni analytique ni utilitariste, puisque le vrai soin est désintéressé et ne s’inscrit pas dans la sphère du profit mais dans l’ordre des finalités et des valeurs.

En tant que dessein conscient, volontairement intériorisé comme projet de vie, le soin naît du cœur et s’entremêle avec l’éthique. De là naît un engagement envers les autres individus, mais aussi envers la totalité de l’héritage reçu de l’univers. Et c’est ainsi que nous contractons la responsabilité de la garde de la Nature, dont la pratique nécessite d’appliquer avec amour les principes de prévention et de précaution vis-à-vis des conséquences futures de nos actes. La Terre, comme être vivant, est objet et sujet nécessiteux et digne de soin, tel que cela est magnifiquement exprimé dans des textes essentiels comme la Charte de la Terre ou la lettre encyclique Laudato Si’.

Afin de pouvoir nous rouvrir à cette profonde dimension constitutive, indispensable pour faire face à l’effondrement, une transformation radicale de la manière d’être dans le monde est nécessaire. Le nouveau paradigme devra placer la gratitude et le soin comme axe structurant d’une nouvelle relation avec nous-mêmes et avec la Nature.

La métanoïa est la voie : Ecosophie ou effondrement

Nous sommes la terre, une partie de la terre,

collaborateurs aux côtés de la terre dans la construction

« d’un nouveau ciel et d’une nouvelle terre «

Raimon Panikkar

Conscients de l’impasse que représente l’effondrement, il est urgent d’initier une intense transformation individuelle et collective, une résurrection spirituelle, une révolution cognitive. Une métanoïa.

Pour la refondation du pacte naturel, sera nécessaire une sagesse renouvelée, personnelle et écologique, faite de nombreux préfixes « re » :

– Reconnecter avec une sensibilité née de la profondeur de l’âme, avec une sagesse de l’âme sur elle-même, pour pouvoir ensuite renouer avec la sagesse de la Terre elle-même.

– Restaurer la capacité de ressentir que la Nature, comme la beauté, est une manifestation d’une réalité infiniment mystérieuse, un miracle auquel nous participons consciemment et que nous sommes appelés à reproduire.

– Récupérer l’idée que la matière et l’esprit sont des aspects inséparables du flux permanent d’une réalité unique qu’est l’Univers tout entier ; que le cosmos, comme la Terre, n’est pas inerte mais la théophanie au sein de laquelle se réalise la vie humaine.

– Renvoyer l’expérience sacrée que notre âme individuelle n’est pas isolée mais fait partie de l’âme universelle qui est en tout.

– Se rappeler que la Terre – dont l’être humain est une partie consciente et intelligente, capable d’aimer et de penser – est vivante, est vie, raison pour laquelle elle a une valeur intrinsèque et mérite le plus grand respect et une vénération totale.

– Reconstruire la connexion profonde avec la Nature, une relation qui ne sera d’aucun bénéfice utilitariste mais un lien d’appartenance, de réciprocité et de responsabilité exercé par la protection et le soin.

– Renaître, en fin de compte, à l’intuition cosmothéandrique que Panikkar a si bien expliquée, une forme primordiale de conscience dans laquelle la réalité est un tout cosmique – divin-humain – trois facettes d’une seule et même Réalité.

Et c’est que l’écosophie (également telle que définie par Panikkar) «  n’est pas une simple science de la terre (l’écologie) ou même une sagesse sur terre, mais la sagesse de la terre elle-même qui se manifeste chez l’homme quand il sait l’écouter avec amour ».

C’est la sagesse, l’énergie d’amour dont nous avons besoin pour réaliser la métanoïa nécessaire, une conversion écologique globale sincère et radicale.

L’amour et la beauté sont l’énergie

Croire et aimer la réalité du monde sont une seule et même chose.

Après tout, l’organe de la croyance est l’amour surnaturel,

y compris dans les plus petites choses.

Simone Weil

L’amour est la raison de l’existence de tout. Et c’est aussi notre moteur spirituel, l’énergie pour nous consacrer à la vie que nous sommes. Nous devons prendre soin du cœur, et le guérir si nécessaire, car il est le centre et la source des soins : le cœur du soin.

On ne peut prendre soin sans aimer, et on ne peut aimer sans croire. Il faut faire confiance au monde pour être en plénitude. La foi dans son fond ineffable nous relie au sens caché de tout, nous renvoie à l’union primitive avec lui. C’est cela la source qui nous fait l’aimer et nous permet de prendre soin de lui.

Si nous surmontons l’unilatéralité de la raison, les sentiments et émotions les plus élevés peuvent émerger et prendre le devant de la scène, tout comme les dimensions suprarationelles de notre être qui nous mobilisent de la manière la plus puissante. Le soin nécessite une sensibilité pure, et si nous ne nous sentons pas connectés, nous devenons insensibles. L’amour du monde et de tout ce qui s’y trouve et s’y manifeste est le sentiment le plus profond, celui qui rapproche l’âme de sa nature originelle : une force qui nous lie au sacré. Une écologie intégrale, dotée d’une âme, part du sentiment que nous faisons partie de la Terre, ce qui fait naître une force interne, un sens des responsabilités envers elle, une volonté désintéressée d’en prendre soin qui ne répond à aucun impératif mais à une affection sincère, profonde et difficile à expliquer.

L’amour donne un sens à la réalité et est à la racine de la beauté, l’un des noms que prend le lien le plus profond que nous ressentons avec la Vie. Plus qu’une épiphanie, la beauté est aussi une théophanie, un acte de représentation qui aide notre cœur à se rapprocher de l’essence, de ce qui est imperceptible aux sens ordinaires. L’expérience de la beauté nous conduit à la compréhension profonde et à la participation à la vérité d’une manière que la raison ne connaît pas. Elle nous émeut radicalement, et nous permet donc d’exister à la fois sur des plans réels et inconnus sans sa médiation, absolument nécessaires car nous les ignorerions autrement.

L’âme naît dans la beauté, s’en nourrit et en a besoin pour subsister. Nos réactions esthétiques sont la voix même de l’âme, et c’est pourquoi elles sont aussi des réponses amoureuses et morales.

Nous ne devons pas sauver la Terre, mais la comprendre à travers cette sagesse dans laquelle la connaissance de l’amour s’unit à l’amour de la connaissance afin que nous puissions l’admirer et l’aimer, en prendre soin.

Nous ne devons pas sauver la Terre mais vénérer la Vie

Chaque génération se croit sans aucun doute destinée à refaire le monde. La mienne sait cependant qu’elle ne le fera pas. Mais sa tâche est peut-être encore plus importante. Il s’agit d’empêcher le monde de s’effondrer. (…) Le vrai brave est, bien pensé, de garder les yeux ouverts à la lumière, au même titre qu’à la mort.

Albert Camus

En résumé, l’effondrement est le fruit de l’affaiblissement de ces précieux dons humains. Mais nous ne devons pas céder au découragement ou au désespoir, car si, comme le dit Tagore dans la citation d’ouverture, Dieu ne perd pas encore espoir en les hommes, nous ne pouvons pas le perdre.

L’ignorance, première source de souffrance, de violence envers nos semblables et la Nature (envers nous-mêmes), n’est pas une détermination biologique. La culture de la dimension spirituelle de chacun, ainsi que le phénoménal artefact symbolique collectif qu’est la culture, nous donnent la capacité de remodeler notre ressenti et nos actes.

En tant qu’êtres dotés du privilège de posséder des facultés exceptionnelles, nous pouvons et devons réapprendre notre place et notre rôle dans l’univers. En tant qu’espèce, nous avons le besoin et le devoir de réorienter notre puissance prométhéenne jusqu’alors mal utilisée vers une coexistence harmonieuse entre la société et la Nature. En tant qu’âmes, nous devons récupérer la vibration primordiale.

Il ne s’agit pas de revenir à des formes de culture ou de religiosité en déclin, mais de purifier l’expérience du transcendant et de revitaliser la spiritualité authentique de l’intuition du sacré en toute chose. La raison sensible nous prédispose à la réception des messages de gratuité que nous pouvons lire dans la Nature, et à les incarner dans des attitudes de soin telles que le respect absolu ou le renoncement aux intérêts propres en faveur du bien commun et de l’Univers.

L’amour est comme une lanterne, le point de référence fondamental qui nous permet de transcender la pauvre superficialité, de redéfinir notre « co-pertinence » avec le sacré, de nous ouvrir sans réserve à la communion avec la Source originelle et aimante d’où tout procède. La sagesse, entendue comme savoir aimant, dissout toute dichotomie et nous réconcilie avec le monde.

La Vénération pour la Vie nous conduira au soin respectueux de ses manifestations. La contemplation de sa beauté radicale devra nous conduire à l’engagement, à l’action inspirée.

Ce n’est qu’ainsi, peut-être, que nous pourrons inverser l’effondrement, ou du moins le vivre avec prestance : notre plus belle offrande.

Tavertet, janvier 2021

Pour approfondir le sujet

Boff, Leonardo. El cuidado esencial. Ética de lo humano, compasión por la Tierra. Trotta, Madrid, 2002.

Griffin, John. On the Origin of Beauty: Ecophilosophy in the Light of Traditional. Bloomington, Indiana, World Wisdom, 2011.

Hillman, James. El pensamiento del corazon. Atalanta, Vilaür, 2017.

Nasr, Seyyed Hossein. Hombre y naturaleza. La cisis espiritual del hombre moderno. Kier, Buenos Aires, 1982.

Panikkar, Raimon. Visió trinitària i cosmoteàndrica: Déu, home, cosmos. Fragmenta, Barcelone, 2011.

Pape François. Laudato Si’.

Skolimowski, Henryk. Filosofia Viva. La Ecofilosofia como un arbol de la vida.  Atalanta, Vilaür, 2017.

VVAA. Charte de la Terre. https://earthcharter.org/wp-content/assets/virtual-library2/images/uploads/echarter_french1.pdf.  UNESCO, 2000

VVAA. La experiencia contemplativa en la mística, la filosofia y el arte. Ed. Olga Fajardo, Barcelone, Kairós, 2017.