L’œuvre musicale comme image de la communauté

On dit que Freud aimait évoquer cette image du philosophe Schopenhauer sur la condition humaine : nous sommes comme des porcs-épics en hiver, nous voulons maintenir notre espace privé, notre individualité, notre liberté mais, comme il fait trop froid, nous nous rapprochons les uns des autres pour nous réchauffer, sauf que cela nous force à subir les épines piquantes d’autrui. On s’éloigne donc un instant, le temps de se retrouver dans la solitude, puis on revient se blottir dans la chaleur du groupe et, ensuite, s’isoler à nouveau. Et cela, à l’infini.

Un auteur français du début du XXe siècle, Jules Renard, disait dans la même veine : j’aime beaucoup solitude, sauf quand je suis seul.

La question fondamentale sous-jacente à ces remarques pleines d’humour lucide est la suivante : comment garantir le plein épanouissement de chaque individu dans le respect des exigences du groupe auquel il appartient et au sein duquel il se développe? Ou, à l’inverse, comment assurer l’unité du groupe sans que cela se fasse au détriment de chacun des membres?

Débarrassons-nous sans tarder de deux situations extrêmes qui pourraient éventuellement venir tordre la réflexion : l’atomisation et la symbiose. Dans le premier cas de figure, il est en effet impossible pour un individu de s’autoengendrer dès sa naissance. Il a besoin de parents, de personnes qui s’occupent de lui car, même si son intelligence et sa conscience le rendent supérieur aux autres espèces, son développement demande une attention d’autant plus suivie que le ratage du processus risque d’en faire un être inférieur aux autres espèces. Il doit être intronisé dans un espace affectif, symbolique, matériel, culturel, historique porteur de liens et donc de sens. On se souvient ici du film de François Truffaut L’Enfant sauvage où un jeune de sept ans, supposément élevé dès sa naissance parmi les animaux, ne pouvait plus développer sa capacité langagière et, partant, ne pouvait plus s’insérer dans la communauté humaine.

Inversement, dans le cas de la symbiose, le groupe ignore la vie de chaque individu. Le camp de concentration ou le régime totalitaire offrent ici l’illustration de cet autre extrême, celui au-delà duquel le groupe se désintègre. Pourquoi une désintégration? Parce que le groupe est composé de relations internes entre des éléments vivants et singularisés qui en assurent le battement vital. Celui-ci cesse quand les relations s’assèchent et les individus se vident de leur substance, quand ils ne se révoltent pas.

Hors de ces deux extrêmes, il ne reste alors que la vaste gamme de regroupements selon tous les degrés de souplesse.

Vivre à deux, c’est faire l’un, l’essentiel est de savoir lequel, disait plaisamment Chesterton au sujet du mariage. Qui nomme l’un, alors, et qui nomme chaque membre selon son statut?

Les deux cas extrêmes de l’atomisation et de la symbiose sont les seuls qui rendent cette question inutile. Car un individu totalement désindexé et autonome, l’étymologie le dit, se donne à lui-même sa propre loi, son propre nom. De l’autre côté, un groupe réglé comme une horloge déterminée n’a pas besoin d’un autre face à lui qui le définit. Il se donne à lui-même sa propre loi et fonctionne tout simplement parce qu’il peut fonctionner, par simple mécanique. D’où il découle, incidemment, que l’extrême liberté et l’extrême servitude sont identiques. D’où il découle, également, que le relativisme total, qui atomise l’individu, et l’idéologie totale, qui pense à la place de l’individu, mènent au même résultat.

Tout est donc question d’unité, de multiplicité et de relation. Comment conjuguer ces trois données pour faire communauté?

LE CONTREPOINT

Je suis musicien classique (piano et composition) de formation et la triple question de l’unité, la multiplicité et la relation est exprimée de façon très concrète dans la technique du contrepoint, quoique dans un langage musical éminemment abstrait.

Littéralement point contre point, ou note contre note, cette technique d’écriture a servi de base pour la musique occidentale depuis les débuts de la polyphonie au Moyen Âge, c’est-à-dire depuis qu’on a commencé à écrire de la musique à plusieurs voix.

Remarque importante : le contrepoint et la polyphonie qui en résulte ne sont concevables que dans un cadre où les musiciens, instrumentistes ou chanteurs, exécutent simultanément deux mélodies ou davantage. La musique monodique, qui caractérise le chant grégorien et beaucoup de styles et de traditions autres qu’occidentale, n’est donc pas concernée, ou très peu, dans la mesure où la mélodie se suffit à elle-même. Cet univers monodique n’est pas plus pauvre dans la mesure où la variété ne provient pas de la polyphonie contrapuntique mais de l’infinie coloration des mille et une inflexions de la voix ou de l’instrument. Ainsi, les longues mélopées de Oum Kalsoum, les développements du shakuhachi ou de la kora trouvent leurs splendeurs (et leurs fonctions, mais c’est une autre histoire) ailleurs que ne le font un opéra de Wagner ou une passion de Bach.

Il n’en demeure pas moins qu’un contrepoint, ça s’organise car on ne peut laisser évoluer deux ou plusieurs mélodies sans fixer les paramètres de leurs rapports internes. Le secret, ici, est d’arriver à ce que chaque mélodie puisse « bien sonner » à la fois en elle-même et avec les autres. Pour cela, il faut un arsenal de règles, un socle ferme, simple, immuable, donné d’avance et sur lequel le musicien n’aura aucune prise. Une base qui n’est la propriété de personne et qui agit en quelque sorte comme une transcendance. Concrètement, cette fondation peut provenir d’une mélodie du passé, d’un chant grégorien traditionnel, de quelque fragment musical que ce soit. Mais l’idée est que ce chant est solide et peu souple. C’est pour cela qu’on l’appelle cantus firmus.

À partir de ce cantus firmus, le compositeur écrira une mélodie, puis une autre par-dessus la première, puis autant qu’il voudra, lesquelles obéiront à des règles de consonance strictes. Ainsi, il ne pourra pas écrire n’importe quelle note au-dessus du chant de base. Il ne pourra pas non plus écrire n’importe quelle note au-dessus ou en dessous des autres mélodies. La contrainte, on le voit, s’exerce en fonction du chant premier, principalement, mais aussi, et secondairement, des autres lignes mélodiques.  

Le but ici n’est évidemment pas de donner un cours technique. L’idée fondamentale, en l’occurrence, est que chaque mélodie doit se développer selon des règles précises de respect des autres lignes. Ce code de conduite lui garantira, paradoxalement, un maximum d’élégance, de souplesse et de liberté.

L’auditeur cultivé, mais peu instruit en technique de composition musicale, ressent généralement cette impression d’harmonie globale, voire même de beauté, quand il entend une œuvre polyphonique riche. Mais toute la cuisine interne, tout l’entrelacs sous-jacent à cette gigantesque structure musicale lui échapperont. Pourtant, le lien entre structure, règles, interdits, contrainte, d’une part, et beauté, liberté, harmonie, sens, d’autre part, est manifeste.

Une œuvre trouve donc sa plénitude dans une unité structurante faite de contraintes qui habillent une liberté et lui donne la possibilité de se manifester. Une communion humaine obéit à la même nécessité. C’est une chorégraphie conçue au millimètre près qui, une fois assimilée, assure une liberté à un niveau supérieur.

INDIVIDU COMMUNAUTÉ RÈGLE

Voici, en une nanoseconde, un condensé musical qui simplifie, à l’aide de symboles fondamentaux, la difficile question du rapport entre l’individu et la communauté, entre le multiple et l’un.

Précisons que comparaison n’est pas raison. Cela dit, l’idée selon laquelle une mélodie peut être souple, élégante, libre tout en étant intégrée de façon très stricte à d’autres mélodies, également libres et élégantes, et à un cantus firmus inamovible, cette idée est porteuse de sens si on la transpose à la vie humaine, sociale et culturelle. On découvre alors que la liberté de l’homme est indissociable du tissu social qui le soutient et le retient.

Dans les sociétés traditionnelles, où la notion de droits de l’homme et d’autonomie n’a pas du tout la même résonance que dans le monde moderne, on compare ce tissu social à un tissu tout court. La chaîne et la trame y sont entrelacées de telle sorte que chaque maille, ou point de contact entre chaîne et trame, constitue une relation vivante et essentielle au tissu global. Touchez une maille et c’est toute la structure qui tremble, comme dans une toile d’araignée.

La maille est la résultante de la rencontre ou de la croisée entre deux intentionnalités. Chaque homme est une maille, la convergence de plusieurs forces. Et le tissu dans son ensemble ne sera jamais aussi résistant que sa maille la plus faible. Tout comme un groupe humain ne sera jamais aussi solide que ce que permet l’élément le plus vulnérable. D’où l’importance accordée au pauvre, au vieux, au malade, à l’enfant.

La règle de la solidarité humaine n’est donc pas seulement une idéologie, et ce que l’on nomme trop facilement la gauche n’en a aucunement le monopole (tout comme la « droite » n’est pas l’incarnation de l’égoïsme).  Si cette question est pourtant politique, il faut en trouver le fondement ailleurs, dans la profondeur, c’est-à-dire dans la tradition, la transcendance ou dans un passé mythique. Autrement dit, le politique est impensable sans le métapolitique.

En principe, la règle n’est donc pas inventée par une élite qui aurait pris le pouvoir et chercherait à museler le peuple en lui imposant un dieu, un credo et des dogmes. La règle nous est donnée : on ne peut pas la secréter, comme on ne peut pas s’élever en se tirant vers le haut par les cheveux, comme le baron de Münchhausen tombé dans la mer. Notre seule et unique tâche consiste à l’accepter et à l’assumer afin de croître en liberté. C’est la tâche de l’élite de la recevoir et d’en assurer la gestion pour le bien commun.

L’image contrapuntique nous aide à comprendre cela. Combiner une mélodie à un cantus firmus, puis plusieurs mélodies entre elles et le même cantus firmus, suppose de suivre une règle. On ne peut composer n’importe quoi, de crainte que cela ne résulte en cacophonie ou en platitude (la première est l’équivalent de l’atomisation totale et la seconde, celui du totalitarisme, pour reprendre l’image citée ci-haut). Comme pour une langue, on ne peut simplement aligner des lettres ou des sons. Il y a une grammaire, une syntaxe, une conjugaison. Et elles nous sont données.

Une communion autour d’un bien commun est forcément une (re)création permanente car rien n’est donné une fois pour toute. Or, créer demande une contrainte, c’est danser avec des chaînes, comme disait le poète Paul Valéry. Une liberté ne s’acquiert et ne se conquiert que dans l’obstacle toujours assumé puis dépassé. Tout comme l’amour demande un travail constant. Et tout comme le père sépare inlassablement l’enfant de la sécurité maternelle pour l’introniser dans un idéal commun structurant.

Et tout comme les règles de la vie familiale, sociale et culturelle sont justifiées par la fonction de chacun membre de la communauté.

FONCTION

Voici donc le dernier élément sans lequel l’articulation entre individu et communauté est impossible : la fonction. Sa réalité découle de l’idée de relation et de transcendance. Inutile de dire que nous en avons presque entièrement perdu le bien-fondé et la raison d’être.

En langage courant, on dit « en fonction de ». On sortira en fonction de la température, la pandémie disparaîtra en fonction du vaccin que l’on aura trouvé. Il y a donc une relation de dépendance entre un être, une action, une réalité et la condition nécessaire pour quelle se réalise.

La fonction, c’est aussi un office qu’on accomplit. Je suis directeur, pianiste, planteur de choux ou pape. Or, cette occupation ne se justifie que dans un tout,  une organisation, un ensemble. Il y a donc un amont de la fonction qui la fonde.

Inutile de dire que si la fonction peut désigner un rôle, elle le dépasse également : un directeur a un rôle qui consiste à diriger, sans plus, et on peut bien remplacer l’officiant. La fonction a, pour sa part, une valeur archétypale, transculturelle et transhistorique. Elle obéit à une réalité supérieure. La fonction pointe vers une réalisation sur un autre plan, sur une transcendance. Celle-ci fonde la fonction. Si elle n’existe pas, tout est permis, pour paraphraser le mot d’Ivan Karamazov.

Et c’est ici que la réalité de la fonction prend tout son sens. Si elle désigne une relation de dépendance, elle est le lieu d’une manifestation de la transcendance. Par exemple, la fonction du prêtre catholique consiste à servir d’intermédiaire entre l’homme et Dieu en vue de la cohésion de la communauté. Par là, on comprend que si le Christ reste une personne, il est aussi une fonction : nul ne vient à Dieu s’il ne passe par Jésus-Christ. Et aucune communauté n’est possible sans ce « passeur ». Comme aucun jeu d’échec n’est possible sans le roi qui agit comme catalyseur. Ni aucune Eucharistie n’est possible sans prêtre.

On voit clairement, pour terminer, que la crise de notre monde moderne se reflète exactement dans la crise de la fonction sacerdotale. Touchez à celle-ci et tout est possible, la messe devient un mémorial qui, peu à peu, perd en cohérence, puis en cohésion pour finalement s’effriter dans l’insignifiance. Et Benoît XVI avait raison de dire que la crise de nos sociétés modernes était essentiellement une crise liturgique.

Jean-Philippe Trottier
Montréal,  Août 2020