ὅτι χρόνος οὐκέτι ἔσται
Il n’y aura plus de temps
Ap. 10:6
Günlük işlerdenmiş gibi ölüm
Comme si la mort était une affaire quotidienne
Ilhan Berk
Une autre fin du monde est possible
Nous venons de fêter le vingtième anniversaire du Forum Social Mondial de Porto
Alegre. Cet anniversaire est pratiquement passé inaperçu, tant sur les réseaux
sociaux que dans les médias traditionnels, dans un monde, celui d’aujourd’hui,
monopolisé par le sauve-qui-peut de la pandémie. Cette rencontre organisée par
des anticapitalistes et des altermondistes a vu naître le slogan bien connu un
autre monde est possible. Avec ce mantra, la pensée bien intentionnée de
gauche affirmait qu’une autre forme de mondialisation était non seulement
souhaitable mais aussi possible, une société plus juste dans un cadre
économique postcapitaliste et avec un développement durable. Vingt ans plus tard,
les collapsologues – avec à leur tête l’école non académique de collapsologie
française (avec entre autres Pablo Servigne et Raphaël Stevens) – montrent que
l’optimisme de ceux qui pensaient que l’on pouvait changer le monde en allant
vers un développement vert et plus égalitaire, mais sans envisager le fond de
la notion de développement, n’est plus une option. Ainsi, le slogan né de Porto
Alegre et qui a été le drapeau de tant de groupes ces dernières années a dû
être mis à jour en raison de l’irréductible réalité des temps actuels : une
autre fin du monde est possible. Aujourd’hui, donc, le débat sérieux
n’est plus le développement durable, l’économie verte (le Green New Deal)
ou pas, mais la possibilité de bien s’effondrer ou il ne nous restera que celle
qui consiste à nous effondrer de la pire manière qui puisse être. En tout cas,
la certitude de tout cela est que l’effondrement est inévitable.
Il n’y aura plus de temps
L’encyclique Laudato si’ du Pape François a été présentée en 2015. A
partie de ce moment-là, elle est devenue un texte de référence pour de
nombreuses personnes, chrétiennes ou non, qui y ont trouvé une bonne analyse
des causes de la crise sociale et environnementale dans le monde, un concept
opportun comme celui de l’écologie intégrale ou de la « rapidation »,
ainsi que quelques perspectives d’action, la principale étant celle qui
concerne le changement ou la transformation interne de chacun d’entre nous
comme préalable incontournable pour rendre possible toute autre transformation
externe (LS,217 et suivantes). Dans le numéro 1 de la revue Pelle Maha (La
fin d’un cycle), nous avons déjà consacré un texte à cette encyclique, donc
en ce qui concerne la majeure partie de ses interprétations générales et son
importance en ces temps de crise planétaire aigue, je renvoie le lecteur à cet
article. Dans ce texte, en revanche, nous tenterons de voir quels sont les
plafonds ou les limites de cette encyclique, précisément pour pouvoir aller
plus loin, en partant, bien entendu, du chemin qu’elle marque elle-même.
Du point de vue de la collapsologie, la Laudato si’ laisse entrevoir quelques limites, et pèche
donc, pour ainsi dire, par un petit excès d’optimisme humaniste d’origine
chrétienne. Peut-être est-ce précisément là son point faible. Il est toujours
bon d’avoir de l’espoir en beaucoup de choses, mais dans ce cas, l’espoir n’est
pas une option s’il s’agit d’amélioration – et je ne parle pas d’inversion – de
la situation écologique de la Terre, de notre Casa Comuna, comme aime à
le dire le Pape François. L’espoir ne nous paraît pas non plus l’horizon, du
moins d’un point de vue global, en tant qu’humanité, pour tout ce qui a trait à
l’amélioration des relations de l’homme avec lui-même, avec les autres, avec le
monde (Cosmos) et avec Dieu. En ce sens, précisément la notion-clé d’écologie
intégrale (chapitre 4 de la lettre encyclique) c’est-à-dire le fait que
tout soit lié et que les dimensions écologiques et sociales soient intimement
connectées, rend encore plus évidente l’impossibilité actuelle d’un changement
global de ces interrelations. En bref : non seulement nous faisons tout en
retard, mais en plus nous ne faisons rien. Notre vision, nous le reconnaissons,
est celle du désespoir humaniste. Graphiquement, nous pourrions donner un
exemple : l’humanité d’aujourd’hui est comme un train à grande vitesse se dirigeant
rapidement vers une falaise formant la gorge d’une rivière. Le pont n’y est
plus, qui sait s’il n’a jamais existé. Au courant de la situation, les
conducteurs du train accélèrent de plus en plus, convaincus que celui-ci pourra
sauter au-dessus du vide qui s’ouvre devant eux. Beaucoup de passagers, la
plupart d’entre eux, font la fête, mangent et regardent, indifférents face à la
réalité et la gravité de la situation. Ils profitent du moment. D’autres ne
peuvent profiter de la fête (peut-être le voudraient-ils, mais ils ne peuvent
pas), ce sont les condamnés de la terre, les petits des Écritures et de Jésus
aux Évangiles. Seuls quelques voyageurs pressentent la véritable gravité de la
situation. Trois ou quatre prient en remerciant Dieu pour le voyage qui leur a
permis d’arriver jusqu’ici. En tout cas, tout le monde se trouve dans le même
train qui roule de plus en plus vite. La fin de l’histoire est une évidence.
Les trains ne sautent pas et, par conséquent, ce train dévalera forcément la
falaise. Et ensuite ? Personne ne sait.
Les causes de l’effondrement global sont complexes et exposées dans d’autres
articles de cette monographie. L’encyclique Laudato si’ les décrit très bien, notamment dans le
chapitre 3 « La racine humaine de la crise écologique » où sont citées
comme principales racines de la crise écologique et humaine le complexe
technocientifique allié du pouvoir, un anthropocentrisme mal compris, le
relativisme moral ou une pensée écologique bien intentionnée mais fragmentée,
qui ne tient pas compte de la dimension humaine ou spirituelle de la situation.
En définitive, tout cela nous met devant un panorama d’où proviennent plus que
jamais ces mots de l’Apocalypse de Saint Jean : il n’y aura plus de temps.
Il n’y a et il n’y aura plus de temps pour réagir et changer le cours des
choses, ni pour la Terre, ni pour l’humanité. Les mécanismes de l’effondrement
global sont déjà enclenchés et les différents systèmes (climat, énergie, perte
de diversité biologique et culturelle, démographie, politique, etc.)
s’effondreront tôt ou tard.
Cette faille multisystémique est, en quelques mots, la thèse des collapsologues
à laquelle je souscris un peu plus chaque jour. Mais c’est précisément là que
nous pouvons encore trouver une manière chrétienne d’aborder l’irrémédiable,
l’espoir de transformation pour un temps sans optimisme. En effet, il n’y a
plus de temps (chronos), mais nous avons devant nous toute l’éternité. Le temps
de réaction chronologique nous est compté, mais c’est précisément pour cette
raison que nous sommes plus que jamais ouverts au temps kairologique. Il s’agit
d’une voie praticable, sans tomber dans des survivalismes anachroniques
ou des posthumanismes superbes. L’option chrétienne radicale est d’embrasser le
temps Kairos, ce temps dense, qui transforme la vie et transforme le devenir en
un approfondissement. Le temps Kairos est celui qui ne va pas vers l’avant mais
vers l’intérieur, vers les profondeurs. C’est, à mon avis, le double sens du
verset de l’Apocalypse précité. Le fait de regarder vers l’avant – le progrès –
n’est plus une option car la seule voie praticable qu’il nous reste est celle
de nous plonger dans le mystère de la tempiternité, la forme d’un être qui est
déjà fait, mais que nous devons terminer : perfectionner ce qui est déjà
parfait, voilà le sens de notre vie. Raimon Panikkar écrivait que « la
tempiternité est la temporicité d’un être qui est déjà arrivé, qui « est » dans
la plénitude de son sens, qui a rempli, pour ainsi dire, tous les vides
(potentiels) de son être et qui a vidé tous les désirs (attentes) d’arriver à
être. Son essence est totale, com-plète, ab-solue, elle est arrivée à son
terme, à l’Être, et son être est Dieu ».
De ce point de vue, l’attitude des collapsologues et l’espoir de l’eschatologie
chrétienne se complètent parfaitement. Le salut face à l’effondrement ne doit
pas consister en l’angoisse pour la survie physique, ni de l’individu, ni de la
culture, ni même de l’espèce, mais en un désir de vivre plus profondément et
d’aller vers la réalisation pleine de l’être. L’effondrement multisystémique de
la Terre n’était pas nécessaire pour éclairer le chemin de la plénitude de
l’être -–et historiquement de nombreuses personnes y ont transité – mais avec
l’effondrement, cette voie devient une sorte d’ultima ratio du sens de
la vie.
Les individus, groupes et communautés doivent tout miser sur le fait que le
Royaume de Dieu est en nous, paraphrasant le titre qu’a donné
Tolstoï au livre qui serait l’aboutissement de sa réflexion sur le
christianisme. Rappelons-nous qu’aussi bien Jésus que la première communauté
chrétienne étaient convaincus que leur génération serait la dernière.
Comprenant ainsi que le salut que proclame l’Église ne doit pas être
l’universalité biaisée de la chrétienté (trop similaire à la mondialisation
uniformisatrice) mais plutôt la certitude exprimée dans Matthieu 18:20 que « là
où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux ». Et c’est
peut-être dans ce sens que l’encyclique du Pape François, radicale à bien des
égards, est justement limitée par son absence finale de radicalité.
Ce qui tend timidement vers la fin, la critique de la croissance durable
(Laudato si,194), le « moins c’est plus » (LS,222) ou la sobriété
(LS,223) sont des approches conçues pour le temps chronologique et sont donc, à
ce jour, insuffisantes et dépassées. Ce n’est qu’en visant la tempiternité que
l’espoir est possible pour l’homme et, par ricochet, pour toute la Création. Et
rappelons-nous, soit dit en passant, que le rôle du chrétien sur terre n’est
pas tant de se sauver lui-même que de collaborer avec le Christ à la rédemption
de tout l’Univers (Paul, 1 Corinthiens 3:9).
Un bel morir tutta la vita onora
L’horizon final que représente la mort nous effraie. Il ne s’agit pas de peur
de mourir, mais de l’angoisse que tout s’arrête et qu’il n’y ait rien de plus.
Le point final. C’est pour cela que le fait inéluctable que représente la mort
est à la base de la religion, de la philosophie et de la science. Toutes les
cultures de la Terre ont pris position et tenté de répondre à tout ce
qu’implique la mort. Face à l’évidence qu’avec la mort, le corps matériel
disparaît, les différentes traditions ont élaboré diverses croyances pour
expliquer la survie d’un type d’existence spirituelle, que ce soit sous forme
de conscience ou d’âme. En Occident, toute la machine technocratique qui s’est
construite depuis des siècles est un immense monument à exorciser la peur de la
mort et parvenir à l’immortalité dans ce monde. Cette course folle de
l’Occident en lançant science et technique après la victoire sur la mort du
corps matériel, soit sous forme de transvasement de la conscience individuelle
ou collective à un software, soit en prolongeant la durée des télomères
cellulaires ou d’autres façons, a eu pour conséquence l’anéantissement de la
dimension spirituelle de l’être humain, excluant ainsi la voie vers la
plénitude de l’Être. Par ricochet, nous avons mis et disposé toute la vie du
reste de la Terre au service de ce projet d’essence faustienne. Ne nous
étonnons pas, maintenant, que Méphistophélès vienne lui réclamer ce qui lui
revient. Tout ceci est sans doute la manifestation la plus complète du péché
originel (Genèse 3,4-5) et de ce moment où le serpent a répondu à Eve :
« Non, vous ne mourez point ! Dieu sait que le jour où vous en
mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme Dieu : vous connaîtrez le
bien et le mal ».
Le fait de ne pas mourir ou, au minimum, l’allongement de la vie, a été, comme
nous l’avons vu, l’une des manies de l’humanité occidentale. Les progrès
techniques et scientifiques ont eu deux applications fondamentales et toutes
deux mises au service du progrès : tuer davantage (progrès militaire) et vivre
plus longtemps (progrès médical). L’indéniable amélioration des conditions de
vie matérielle a eu pour conséquence l’explosion de la population mondiale au
cours des cent cinquante dernières années. Ainsi, de 2 milliards de personnes
dans les premières décennies du XXe siècle, nous sommes passés à 7,8 milliards
au début du XXIe siècle. Et précisément ce fait, la croissance démographique,
est un problème non abordé dans la Laudato si, qui fait comme si, en évitant
d’en parler, elle n’existait pas. Et je sais qu’en soulevant cette question, je
mets le pied dans un champ de mines…
Voyons voir. Nous sommes nombreux à être d’accord avec le Pape François
lorsqu’il réclame la justice entre le développement des différents pays et
affirme que « nous savons que le comportement de ceux qui consomment et
détruisent toujours plus est intenable, tandis que d’autres ne peuvent même pas
vivre dans la dignité humaine. C’est pourquoi il est temps d’accepter une
certaine décroissance dans certaines parties du monde en apportant des
ressources pour que les individus grandissent sainement dans d’autres parties »
(LS,193). Mais cela devient impossible à réaliser dans un monde où les
ressources sont limitées et où la population croît de façon exponentielle. La
lettre encyclique attaque ceux qui proposent une réduction de la natalité dans
les pays pauvres en conditionnant des aides économiques à certaines politiques
de « santé reproductive », et elle fait bien de le faire, parce que c’est
immoral à tous égards, mais quand elle dit que la croissance démographique est
pleinement compatible avec un développement intégral et solidaire (LS,50), elle
est inconsciente des limites que nous impose la Terre. Nous pouvons aller dans
le sens de la justice sociale et de l’équité et prôner le développement des
sociétés qui n’en ont pas profité ou nous pouvons accepter que la croissance ne
soit possible nulle part ni dans aucun domaine (ni économique, ni
d’exploitation des ressources matérielles, ni de population). Ces deux options
sont mauvaises du point de vue de la vie humaine matérielle et nous mènent
certainement toutes deux à nouveau à l’effondrement.
Il ne s’agit en aucun cas de politiques de santé reproductive, mais d’être
conscients que la population actuelle de la planète détermine, et dans une
large mesure, l’effondrement qui a commencé depuis longtemps (dans le texte de
Josep Mª Mallarach, dans ce même volume, nous voyons que l’effondrement ne date
pas seulement aujourd’hui). À cet égard, il faut rappeler que la croissance
vertigineuse de la population a été la conséquence ultime des progrès qui ont
été faits de façon obsessionnelle pour allonger la durée de vie et éviter ou
retarder la mort. Il ne s’agissait donc pas d’une croissance naturelle mais de
la conséquence d’une manière de voir l’existence et le monde propre de
l’Occident, en grande partie, déterminée par l’humanisme chrétien en tant que
fondement philosophique du mythe du progrès et du matérialisme. L’alternative
n’est pas de planifier la vie, mais d’apprendre à vivre avec la mort. De nos
jours, des peuples indigènes continuent à vivre, avec peu ou pas du tout de
contact, à la frontière amazonienne (Pérou, Bolivie et Brésil). Ces groupes
humains entretiennent une relation harmonieuse avec la nature car ils
maintiennent un juste équilibre de population. Et cela s’explique, dans une
large mesure, par le fait qu’ils entretiennent avec la mort une relation de
naturalité, quasi d’amitié, une attitude qui pourrait nous rappeler la relation
de saint François d’Assise avec toute la création et avec la mort comme une
partie de cette création divine : « Loué sois-tu, (Laudato Si’),
mon Seigneur /pour notre sœur la Mort
corporelle / à qui nul homme vivant ne
peut échapper ». Il ne s’agit donc pas seulement d’entretenir une
autre relation avec la vie, mais aussi de tisser un autre type de relation,
beaucoup plus fraternelle, avec la mort. Il ne s’agit pas seulement de vivre
bien, de vivre mieux, mais aussi d’apprendre à mourir bien, à embrasser la fin comme
si la mort était une affaire quotidienne, comme l’écrivait le poète turc
Ilhan Berk.
Celui qui veut sauver sa vie la perdra
« Et que servirait-il à un homme de gagner tout le monde, s’il perdait son
âme ? » (Marc 8:36). Cela devrait être l’une des questions décisives à
nous poser en tant qu’individus et aussi en tant qu’humanité. On peut mieux
comprendre ces mots de l’Évangile de Marc, et ses parallèles chez Matthieu et
Luc, si on les place dans une incompréhension assez généralisée. Tout d’abord,
l’incompréhension concrète de Pierre et d’autres disciples à l’égard de la
bonne nouvelle que proposait Jésus (Marc 8:31-35) et pendant deux mille ans de
christianisme, celle que nous avons généralement eue des chrétiens autour de
l’essence et de la plénitude de la nature de la vie. Comme le pressentait
Jésus, le véritable chemin de la Vie passe inévitablement par la mort. Et ce n’est
qu’en laissant mourir ce que nous sommes aujourd’hui, en tant qu’êtres humains
ou en tant qu’humanité, que nous pourrons espérer que l’effondrement à venir
apportera un Homme nouveau qui vivra une vie nouvelle telle que le recommandait
Saint Paul aux Ephésiens : « Il s’agit de vous défaire de votre conduite
d’autrefois, c’est-à-dire de l’homme ancien corrompu par les convoitises qui
l’entraînent dans l’erreur; laissez-vous renouveler par la transformation
spirituelle de votre pensée et revêtez-vous de l’homme nouveau, créé, selon
Dieu, dans la justice et la sainteté conformes à la vérité.» (Ephésiens
4:22-24). Par conséquent, ainsi soit-il (Laudato Si’), Seigneur, pour la vie
donnée qui culmine et se transforme en une mort féconde.
Pour approfondir le sujet
-Pape François. Laudato si´, Lettre
encyclique
-Riechmann, Jorge, Otro fin del mundo es posible, decían los compañeros, Barcelone Editions MRA, 2019.
-Servigne, Pablo & Stevens, Raphaël, Collapsologie.