Entretien avec Sylvie Payette

Sylvie Payette est née à Montréal et a vécu en Catalogne de 1996 à 2003. Diplômée en sciences de l’information (Université de Montréal) et en psychosociologie de la communication (Université du Québec à Montréal), elle travaille actuellement auprès des personnes immigrantes et sur les enjeux interculturels à Montréal, en tant que bibliothécaire – agente de liaison. Elle a été à l’emploi de l’Institut Interculturel de Montréal, puis de la revue Caravane, une publication de l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire, lors de son séjour en Catalogne. Elle est membre du Casal Catala del Quebec.

Interview

PM – Dans les relations interculturelles, y a-t-il une trace de l’hégémonie catholique dans le monde québécois?

À la suite de l’adoption en 2019 de la loi 21 sur la laïcité de l’État québécois, il serait tentant de répondre que l’on vient d’effacer les dernières traces de l’hégémonie catholique au Québec. Or selon moi, il n’en est rien. L’adoption de cette loi polarise fortement la question de la place du religieux dans la sphère publique québécoise. Le port de signes religieux étant maintenant interdit auprès des personnes en autorité œuvrant au sein d’institutions gouvernementales, certains poussent un soupir de soulagement face à la présence perçue comme inquiétante d’autres religions, surtout l’islam. Pour d’autres dont je suis, cette loi est un leurre qui a surtout pour conséquence de brimer la liberté des Québécois. Elle ne change rien sur le fond puisqu’il y a longtemps que la religion catholique (ou toute autre religion) n’est plus associée au pouvoir politique.

Il apparait que l’omniprésence du catholicisme au Québec, même après plus de 50 ans de délestage, génère toujours une grande émotivité, notamment à l’égard des femmes musulmanes voilées que l’on voit comme étant soumises au dictat de leur religion. Pour bien des Québécois, cela leur rappelle des souvenirs douloureux, un passé vers lequel ils ne veulent plus retourner. Cette situation a un impact majeur sur les relations interculturelles car elles sont trop souvent vécues à travers le prisme d’une souffrance encore douloureuse et parfois aussi alimentée par des personnes immigrantes ayant fui un pays où sévit une forme de gouvernance très répressive. Cela étant, l’inverse est heureusement aussi vrai. Notre propre histoire et les valeurs chrétiennes que nous avons en héritage peuvent être porteuses de grande tolérance et d’hospitalité.

PM – Que reste-t-il des théories du prêtre Lionel Groulx sur le catholicisme et la francophonie dans l’identité nationale québécoise?

Sans bien connaitre l’œuvre monumentale de Lionel Groulx qui, en plus d’être prêtre, a aussi été écrivain, professeur et historien, je pense que sa vision de l’identité nationale québécoise était audacieuse et pertinente (première moitié du XXe siècle). Homme de pouvoir et intellectuel, aucun prêtre québécois ne pourrait aujourd’hui bénéficier de la tribune et de la popularité dont il a joui, la religion catholique étant maintenant du domaine privé. Je crois que paradoxalement la Révolution tranquille (années 60) qui a marqué un point tournant dans l’appropriation des Canadiens français de leur destinée politique et économique, a été nourrie des écrits et des propos de Lionel Groulx. Cependant, comme ce passage a comporté la fin de l’hégémonie catholique au Québec, la figure de Lionel Groulx demeure mitigée voire discréditée. Le temps jouera selon moi en sa faveur et on lui reconnaitra une contribution importante «d’éveilleur national» comme le disait l’ancien premier ministre québécois René Lévesque.

PM- Comment voyez-vous la situation des traditions au Québec (indigène, européenne, africaine, asiatique …) et la relation entre elles?

Les traditions au Québec ont plus ou moins la cote en ce moment. On confond beaucoup traditions et folklore, quelque chose entre «le bon vieux temps» et le souvenir que les Québécois ont été un peuple soumis et conquis, où nous n’avions alors que la tradition pour survivre. On a un peu «jeté le bébé avec l’eau du bain!» Mais on ne se débarrasse pas de ses traditions, elles font partie de notre généalogie collective. En fait, il y a actuellement un intérêt qui émerge surtout envers les traditions des Premières Nations. Dans la mouvance de la décolonisation et des enjeux environnementaux auxquels nous devons faire face, la sagesse traditionnelle  des autochtones interpelle de plus en plus les Québécois.

En ce qui a trait aux traditions autres qu’européennes et indigènes, je tiens à souligner le caractère particulier de Montréal où la diversité ethnoculturelle est très importante comparativement au reste du Québec. Malgré la réalité de la loi 21 dont j’ai fait mention précédemment, Montréal est une métropole qui fait preuve de grande ouverture où s’exprime librement une pluralité de religions (lieux de culte, pratiques religieuses) et de traditions, le tout empreint de grande tolérance et de curiosité pour aller à la rencontre de l’autre.

PM- Et au Canada? Dans un contexte de modernité néolibérale.

Commenter les traditions au Canada m’apparait presque une question piège. Je ne saurais même définir une identité culturelle canadienne. La proximité historique et géographique avec les États-Unis explique en partie cela. Je souligne aussi le modèle de société basée sur le multiculturalisme, une mosaïque culturelle qui colle bien à un modèle de modernité néolibérale où tout semble possible pour tous dans une cohabitation tolérante où d’ailleurs une folklorisation culturelle trouve un terreau fertile. Dans cette perspective, le Canada est une terre de migrants où les traditions suivent avec les bagages.

Cela dit, je préciserais que la nordicité est une réalité que nous partageons, qui a façonné qui nous sommes et qui est porteuse de traditions et de savoir-faire. 

PM- On dit qu’au Québec, le modèle de relation entre les personnes de milieux culturels différents est le modèle interculturel. Rappelez-vous le rôle de l’Institut Interculturel de Montréal depuis les années 1960. Quelle est la situation actuelle?

L’Institut interculturel de Montréal (IIM) a été fondé en 1963 sous le nom de Centre Monchanin par le prêtre Jacques Langlais. Il a par la suite été dirigé par le prêtre Robert Vachon d’origine franco-américaine, puis par Kalpana Das, éducatrice d’origine indienne et de tradition hindoue. Dans les années 90, il adopte le nom d’Institut interculturel de Montréal afin de mieux refléter l’esprit de ses objectifs et actions et son port d’attache. Véritable pionnier en matière d’interculturel, ce mot était inconnu au moment où l’institut a commencé à organiser des séminaires, activités interculturelles et interreligieuses. L’IIM a cessé ses activités en 2012 mais son empreinte au Québec (et même à l’international) est importante et guide toujours plusieurs intervenants et praticiens du milieu.

La notion d’interculturalité est marquée par l’intention de la rencontre, elle va beaucoup plus loin que celle du multiculturalisme. Elle implique aussi le partage et même la transformation. Sur le site internet de l’IIM, il est écrit: «les relations interethniques harmonieuses et la diversité culturelle sont généralement reconnues comme souhaitables. Cependant, le potentiel transformateur que cela peut apporter à un monde pluraliste reste très peu compris.» En effet, il y a consensus pour des relations harmonieuses où l’on condamne le racisme et la xénophobie mais la question du potentiel transformateur est rarement évoquée. Il s’agit pourtant d’un principe plus qu’intéressant suggérant le changement, la découverte et la rencontre de l’autre. Jacques Langlais parlait il y a longtemps du «festin des nations». Cette expression trahie peut-être son époque mais exprime bien l’idée de la transformation heureuse.

PM – Mais feu Agustí Nicolau a également déclaré qu’en fin de compte, la véritable acceptation des autres, l’authenticité interculturelle n’est possible qu’à partir des traditions, du sens transcendant de l’existence. Comment voyez-vous votre expérience?

Je crois que l’expérience interculturelle qui passe par la véritable acceptation des autres passe aussi par la véritable acceptation de soi! L’interculturel est un chemin inquiétant voire menaçant pour certains, instructif et fascinant pour d’autres. Pour ma part, j’aurais envie de dire essentiel. Il se peut que collectivement ce processus fasse peur, il se peut que ce soit ce qui pousse le gouvernement québécois actuel à agir avec une extrême prudence, un repli qui donne l’illusion de nous protéger comme nation. L’identité nationale, la langue française, les vagues migratoires, l’accueil des réfugiés sont des préoccupations toujours aussi sensibles. Si on examine plus en détail par exemple la question de la langue française, celle-ci est parlée par un plus de 80 % des Québécois (statistiques 2016), soit environ 6,5 millions de personnes. Cependant cela représente sur l’ensemble de la population de l’Amérique du Nord (incluant le Mexique), seulement 1,12 %.

En somme pour être «connecté» au sens transcendant de l’existence permettant entre autres une authenticité interculturelle, il faut être bien ancré dans nos traditions et confiants pour aller de l’avant. Ce déploiement me semble encore laborieux au Québec et je pense qu’il en sera ainsi encore longtemps.

PM- Vous avez vécu en Catalogne et avez été impliquée dans des projets de diversité culturelle. Que pensez-vous de la Catalogne en ce qui concerne la diversité culturelle et la relation entre tradition et modernité?

La diversité culturelle m’apparait un phénomène plus récent en Catalogne par rapport au Québec. Je fais référence ici au pluralisme très présent au Québec, surtout à Montréal, une ville qui s’est littéralement construite sur la base d’une longue suite de vagues migratoires en provenance au départ de l’Europe puis de populations des quatre coins du monde.

La Catalogne compte évidemment sur un long passé qui a vu de nombreux mouvements, conflits, conquêtes, etc. marquer son histoire. Cela dit, durant les années où j’ai vécu en Catalogne (autour des années 2000), la présence d’une diversité culturelle, bien que présente, me semblait loin de celle du Québec. Malgré le fait de côtoyer des personnes très concernées par les enjeux interculturels, je ne percevais pas cela à l’époque comme une préoccupation d’intérêt national. Je crois néanmoins que la situation a rapidement évolué et que la Catalogne est maintenant devenue une terre d’accueil avec des personnes immigrantes d’origine très diverses tout comme l’est le Québec, et qu’elle en est très consciente.

La relation entre traditions et modernité en ce qui a trait à la diversité culturelle me semble une avenue nécessaire à explorer en Catalogne afin de vivre cette réalité de la façon la plus harmonieuse et appropriés dans la perspective de l’accueil et de l’intégration des nouveaux arrivants. Je ne parle pas ici d’assimilation mais d’un processus d’accompagnement et même de transformation. Je crois que les nouveaux arrivants ont, pour la majorité d’entre eux, le désir de découvrir une culture, des repères, des traditions, de comprendre une vision du monde précise, ancrée et riche.

PM- De la Catalogne, il y a un certain reflet sur le Québec, par le mouvement indépendantiste, voire par le supposé modèle interculturel. Quels liens, similitudes et différences voyez-vous entre le peuple québécois et le peuple catalan?

Je pense que la Catalogne a longtemps observé la situation politique, économique et démographique du Québec comme un modèle d’inspiration. Malgré des différences historiques évidentes, les points de convergence entre ces deux nations demeurent nombreux et je dirais même qu’une certaine empathie et complicité a émergé de ce constat, au bénéfice de nos deux nations. Et malgré le fait que la Catalogne traverse une période très trouble de son histoire alors qu’au Québec le mouvement indépendantiste est plutôt en dormance, je pense que les liens de collaborations et de transferts de connaissance, notamment sur la question de l’interculturel, se sont resserrés, que ce soit par exemple sur la définition des cités interculturelles (Barcelone et Montréal).

J’ajouterai en dernier lieu que les difficultés et la grande incertitude face à son avenir que vit actuellement la Catalogne donnent aussi à voir l’expression d’une force tranquille, une détermination qui ne peut être possible sans aller puiser à la source de sa force vitale qu’insufflent les traditions; un exemple que traditions et modernité ne sont pas en opposition mais bien complémentaires.

Montréal-Barcelone, Février 2020