Nature bien-aimée

In Memoriam Arnau Puig

Quand la vieillesse amènera l’oubli,
mieux vaut avoir semé les jardins de l’écriture. (Phèdre 276d)

J’aimerais tout d’abord rappeler une phrase qu’Arnau Puig me répétait souvent, en particulier au cours de la dernière décennie : « Petit (Noi), je ne comprends rien à ce qui se passe, même si je suis sûr qu’il y a une explication ». Pour moi, c’est pareil, la dynamique sociale, politique, scientifique, technologique, philosophique et artistique me laisse perplexe, mais malgré cette perplexité permanente, je réponds avec plaisir à l’invitation que Pelle Maha m’a faite de m’associer à ce numéro consacré à la question de l’effondrement écologique global, en optant pour un discours de maximums avec les minimums possibles et en faisant appel à l’oubli de l’Être qui, à mon avis, détermine, entre autres choses, la relation amère que nous entretenons avec l’environnement naturel.


En ces temps de très vastes connaissances en physique, chimie et biologie, soulever la question qui m’est proposée d’un point de vue qui ne soit pas celui de la pure science est une tâche inutile, tel une boutade d’une dilettante qui tente de noyer le poisson. Mais je ne veux ni impressionner ni apporter de solutions ingénieuses à un fait qui concerne la physique et la chimie, certes, mais aussi l’arrogance d’un mammifère vertébré qui, dixit la Paléoanthropologie, appartient à l’ordre des primates, à la famille des hominidés, au genre homo et à l’espèce sapiens, sous-espèce (c’est nous) sapiens sapiens. Cet être doublement sage dispose, disent les scientifiques, de l’organe le plus sublime de l’univers – le cerveau – qui lui a permis, en tout juste 200 000 ans, de passer d’un hominidé à conquérir la lune, e la nave va. Puisque la plus légère critique du statu quo scientifique dominant se qualifie de « négationnisme », je souhaiterais juste rappeler, si vous me le permettez, d’autres définitions de sapiens, comme le fait le hagîg du Talmud : « la sagesse est une connaissance indépendante de la matière », psaume en flagrante contradiction avec la pensée actuelle qui, au contraire, relie la sagesse à une grande connaissance de la matière, notamment d’une matière particulière, ou comme le précise cette parole taoïste : « (la sagesse, c’est) rester léger dans l’essence d’une intuition de l’origine ».


Destruction du symbole et négation de l’Être
L’effondrement écologique mondial est le paradigme d’un oubli dévastateur dont nous souffrons comme espèce ; c’est l’oubli de l’Être qui provoque une césure abyssale dans cette « modernité liquide » qui a été identifiée, faute de tout sens d’un principe d’ordre supérieur, comme une anomalie dans l’histoire connue de l’humanité. Ce n’est pas l’Être ontologique (en référence au tò ón grec) qui est le sujet de l’oubli, comme la philosophie la plus pointue l’a argumenté au début du XXe siècle, mais la dimension métaphysique totale de l’Être ontologique, sa genèse depuis le Non-Être (tò me ón), ce que certaines traditions appellent « l’ontogenèse de l’immortel ».


Quel est le sujet de l’oubli ? Pour la plupart, nous nous sommes posés, à un moment ou un autre, les trois questions fondamentales : Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? En réalité, ce ternaire est une trinité qui peut se résumer en une seule question : Qu’est-ce que l’être ? La question sur l’être des choses est au cœur de la question sur l’être de l’humain – c’est ce qui importe vraiment – donc la question complète et qui nous interpelle est : Qu’est-ce que l’humain ? Cette question en présente toutefois une sous-jacente, à savoir : avant de nous interroger sur l’être de toutes les choses, il faut nous interroger sur le Principe de toutes les choses (unité primordiale pas encore différenciée), à savoir le Principe de l’ensemble indéfini de tout ce que nous pouvons dire que c’est une chose, d’une pierre à une idée, de la quadrature du cercle à un impossible triangle carré, ce que la tradition philosophique occidentale a plus archaïque a appelé Physis.


Il se pose donc la question de l’Être (Unité primordiale pas encore différenciée) comme principe de la Physis ; c’est la seule et unique question au fond, dont dépend la question sur l’être de l’humain. C’est l’oubli – qui prend la forme d’une négation métaphysique, comme nous le verrons plus tard – de cet Être primordial qui provoque la césure abyssale à laquelle je faisais référence auparavant ; ce n’est pas l’oubli d’une chose concrète, comme s’il s’agissait de se rappeler de quelque chose qui a fui notre mémoire, c’est la réminiscence d’une nature/essence originale, en apesanteur et insaisissable préalable à toute existence individualisée ; voici la réponse finale à l’interpétation gnóthi seautón (se connaître soi-même), qui est la réponse à l’énigme de l’essence de l’être humain ; en d’autres termes, la réponse à ce qu’est l’être humain ne s’obtient pas en acquérant une connaissance, soit-elle scientifique ou philosophique, que nous n’avions pas, mais par un acte d’anamnésie, de non-oubli de notre nature/essence primordiale, qui fait une avec l’Être.


Afin de ne pas interpréter littéralement cette idée, il est intéressant de faire mention d’un fait majeur ; la tradition spirituelle et métaphysique répond à la question de la manière suivante : il n’y a ni Être ni Physis objectivable en tant que tel, il n’y a qu’un symbole. Le symbole est le seul qui nous est intelligible et nous ouvre à des intuitions gnoséologiques impossibles à atteindre par la simple activité de la raison critique ; la manifestation entière, la Physis dans son unicité, est un symbole, une forme codée qui doit être interprétée et qui se distingue clairement du signe et du signal (c’est-à-dire de la sémiotique) par son caractère ésotérique ; ainsi compris, le symbole n’est ni poétique ni esthétique, il ne s’agit pas d’une convention, c’est-à-dire que ce n’est pas un contenu de notre conscience (ce n’est pas phénoménologique) mais il répond à un entrelacs cosmologique émanant de la réalité même qui constitue le noyau sapientiel d’une tradition spirituelle et initiatique. La question est que, quand nous disons qu’une chose ou une image est un « symbole de… », nous voulons dire qu’elle nous informe d’un aspect de l’Être à un degré ou à un niveau de sa réalité étendue : tous les symboles concernent l’Être, tout comme tous les mythes sont cosmogoniques, histoires exemplaires et paradigmatiques. Tout symbole est une « manière de dire » Être ou, en termes métaphysiques, le symbole est la forme logique de l’Être (quand je dis « logique », je veux dire intelligible, que nous voyons et qui est évidente pour notre compréhension). Cette réponse a un corollaire simple qui cache une énorme complexité (et que je ne vais maintenant qu’énoncer) : au commencement était le symbole.

Si la question de l’Être était la question de l’être humain, cela signifie que l’être humain est, en réalité, le symbole par antonomasie, de sorte que la nature et la condition humaine explique la réalité ontologique et, naturellement, métaphysique, de l’Être. Par « nature », je fais référence à sa fonction intermédiaire entre le connu et l’inconnu, entre le ciel – les idées – et la terre – les choses –, qui lui concède la possibilité de transcender la pure existence, et par « condition », je me réfère à la possibilité d’expérimenter cette transcendance en vertu de la conscience que l’être humain, unique parmi les espèces, a d’être conscient. J’insiste : l’être humain n’est pas un être symbolisant, dans le sens où il interprète le monde en langage symbolique, métaphorique ou allégorique, si ce n’est littéral, mais un être humain en soi et par lui-même un être symbolique. Il est le symbole, et il n’y en a pas d’autre. La destruction du symbole, effectuée par la philosophie et la sémiotique moderne, est à la fois condition préalable et résultat de l’oubli de l’Être.

Mais j’ai déjà fait référence à la « genèse de l’Être au sein du Non-Être », car considérer l’Être comme le principe de la Physis, c’est le considérer comme Non-Être. De nombreuses traditions se réfèrent à ce Non-Être comme le domaine de la non-dualité (comprenant que, dans ces questions, des expressions telles que « domaine » ou « Non-Être » sont absolument inadéquates), principalement les traditions orientales advaitas et shivaïtes ; d’autres, malgré une certaine ambiguïté terminologique, l’appellent Un, comme toute la tradition néo-platonicienne, essentiellement Plotin et, plus radicalement, Damasio. Comme l’affirment ces traditions métaphysiques, il s’agit d’un « Un » ineffable, invisible, innommable et indicible qui est au-delà de tout prédicat et de toute pensée, de tout ce qui peut introduire une dualité. Ces néo-platoniciens, tout comme la tradition taoïste, se réfèrent à une ontogenèse, une causa sui endogène, de l’intérieur vers l’extérieur, de l’Être au sein du Non-Être, un Être, Principe ou Unité primordiale ut sic en suspension et incontournable. Ce qui rappelle ce « Un » néo-platonique du Deus sive natura de Spinoza, qui peut être traduit par Absolu, c’est-à-dire la nature, mais également par Conscience, c’est-à-dire la nature ou encore par Tout, c’est-à-dire la nature et naturellement, Être, c’est-à-dire la nature ; un Deus que Spinoza définit comme « une substance constituée d’infinis attributs », une substance, explique-t-il, qui est « unique, infinie et nécessaire », car il n’y en a pas une autre, infinie, parce que rien ne la limite, et nécessaire, car elle existe per se, c’est-à-dire que la substance que postule Spinoza (l’Être) est causa sui, mais pas une cause en soi dans le sens littéral, comme si avant d’exister elle était la cause de sa propre existence, mais une cause ayant en soi la cause de l’existence, c’est-à-dire qui existe nécessairement car son essence est son existence. Ce Deus, qui était le Dieu d’Einstein, comme il l’assura lui-même, et malgré, selon Panikkar, un certain arôme panthéiste – à mon avis injustifié – relie la nature à l’Être (Deus) de sorte que l’oubli du second terme implique le mépris du premier. Et c’est ce qui est en train de se passer : la soif démesurée et jamais satisfaite de l’égo moderne, qui est le golem du cogito existentiel, n’a ni connexion ni affection particulière pour la nature et ne conserve aucun sens qui lui fasse relativiser l’importance qu’il se donne justement en saison du manque de sens métaphysique, de l’oubli de l’Être.


L’être insaisissable de la modernité
Où se concrétise, à l’époque de la fin d’un cycle, l’oubli de l’Être ? Pour répondre à cette question, il faut faire un très bref point historique : Aristote voyait l’Être comme une puissance passant à l’acte, comme un effet d’une cause antérieure, établissant une nouvelle catégorie ontologique : la notion de devenir ; celle-ci, entièrement étrangère  à tout système de pensée antérieur aux péripatétiques, est celle qui a créé les bases du concept d’évolution et, plus récemment, celui de progrès, converti en catégorie par la modernité. Cette réponse (à la question : qu’est-ce que l’être ?) était philosophiquement plausible : il devenait clair que la science (ici, la logique formelle) révélait l’être, arrivait à la vérité contenue dans les choses ou les phénomènes sous lesquels se manifeste la réalité. D’autre part, du point de vue de la raison, il était bien entendu que puisqu’on ne peut continuer ad infinitum la recherche des causes des causes, il devait y avoir une cause première et unique de la Physis qu’il appelait primum movens immobile (« premier moteur immobile »), cette conclusion logique à laquelle arrive Aristote présente l’Être comme la rêverie d’une Physis sublimée. A partir d’Aristote, tenant compte de toutes les nuances et surtout de la proposition fondatrice cartésienne, la réponse à la question sur l’Être qui définit en général la forma mentis actuelle est celle qu’élabore la phénoménologie et, dans la seconde moitié du XX siècle, par son fils progressiste, l’existentialisme : c’est la négation absolue de l’Être et l’élaboration d’un nouveau concept d’être comme être in acto, un work in progress, itinérant et insaisissable qui définit le sens de la réalité ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’être, uniquement une histoire progressive de ce qui a été compris comme être (en référence à l’on grecque) ou, comme LE disait Arnau Puig : « il n’y a pas d’essence, seulement des attitudes et des projets » ; l’essence de l’être, disent-ils, n’est rien de plus que ce que nous attribuons à la chose, c’est une projection mentale absolument idéale pensée par le sujet connaissant de sorte que la réalité semble posséder et contenir l’essence ou l’être attribué.

Voici donc l’origine de l’oubli : nier un Principe non impliqué dans la Physis, c’est-à-dire nier un Principe absolument métaphysique ; en d’autres termes, c’est la perte du sens d’Unité primordiale d’ordre métaphysique qui détermine la perception existentielle d’une dualité irréductible, retranchée sur elle-même, qu’il s’agisse d’une dualité harmonique ou ontologique d’origine platonique, car c’est la non-dualité entre l’être et le Non-Être, entre le être et l’exister (ou être présent), entre le Deus et la natura qui nous ouvre à une vie/existence complète – il faudrait dire incarnation – résolue dans une reconnaissance de la nature limitée (espace-temps) à la fois illimitée (divine) de l’être existentiel humain.

Humus et Homo
Pour comprendre la relation entre l’effondrement global et l’oubli de l’Être (comme je l’ai dit, l’une des multiples conséquences, mais la seule qui, peut-être, met en danger la survie de l’espèce et, collatéralement, celle de la biodiversité) il faut aussi considérer une phase préalable qui a agi d’élément déclencheur et qui nous donne la pleine dimension de l’oubli : auparavant, il a fallu subir une crise bionomique ; c’est en effet l’identité substantielle entre humus et homo qui d’entrée a été scindée. Dans une tessiture vitale d’oubli de l’Être – d’absence de conscience spirituelle – on privilégie l’action de la ratio sur l’humus, c’est-à-dire sur la mater, avec une vigueur prédatrice qui empêchait de facto le dysfonctionnement du dommage causé, et c’est cela que l’on appelle progrès. Il existe une parenté radicale et singulière d’origine latine entre humus et homo, latin archaïque hemō, qui a son origine dans les langues sémitiques à travers la racine verbale adam qui signifie « terre rouge » ; celle-ci n’est pas une terre quelconque mais une terre d’argile, car ses qualités plastiques lui confèrent la capacité d’être malléable, de prendre des formes, ce qui, symboliquement, fait référence à la « production » de tous les êtres manifestés, et concrètement de l’être humain, à partir d’une substance primordiale, d’une materia prima (appelons-la ainsi pour nous comprendre) originale et indifférenciée qui, avec le concours de l’esprit, prend chair. Dans ce cas, l’oubli – de fondement cartésien – se concrétise dans le fait que l’esprit ne s’oppose pas à la matière mais à la chair, dans la mesure où la chair représente à la fois le corps physique et les composantes animiques et mentales, c’est-à-dire qu’elle inclut toutes les facultés cognitives et perceptives de la psyché ou âme, de la ratio.


Et verbum caro factum est, le « Verbe qui se fait chair », est l’Être ut sic ingrat et innascible qui se fait homo, c’est-à-dire qui devient symbole, ouvrant l’être humain à la conscience qui n’est pas différente de la nature et à l’intelligibilité de soi.