La Catalogne aux temps coloniaux

L’Etat-nation espagnol en Méditerranée

Réfléchir sur le monde catalan de ce début du troisième millénaire demande un regard rapide sur le passé, en particulier les cinq cents dernières années. Les auteurs concernés – Vicens Vives, Soldevila, Vilar – ont parlé du triomphe progressif de la modernité en Catalogne et, plus précisément, en Principauté de Catalogne, opposant l’oligarchie aristocratique et financière de l’Espagne à la nouvelle bourgeoisie catalane. Nous n’ osérons pas de faire mieux ou avec plus de connaissances historiques, nous nous limiterons donc à faire quelques réflexions qui nous aideront à évaluer le voyage parcouru, les dilemmes présents et les défis futurs qui sont au moins suggérés dans notre propre lecture, celle des traditions spirituelles.

Quand le pouvoir s’éloigne

Le premier fait à souligner est le départ physique, géographique et politique du pouvoir politique aux terres castillanes. Autour de l’an 1500 – pour donner des dates rondes – le royaume de Castille n’avait pas de ville comme capitale stable de son système politique et pour cette raison les soi-disant rois catholiques – Ferdinand II d’Aragon et Isabel I de Castille – déplaçaient leur cour quand leurs royales personnes le faisaient. Cependant, la vie de la cour se passait principalement dans les terres castillanes et cela augmenterait avec la dynastie des Autrichiens ou Aubsbourgs. Le centre politique, déjà aux XVIe et XVIIe siècles, était clairement castillan, et depuis lors, il a eu tendance à identifier le néologisme espagnol avec la Castille.

Cet emplacement d’un pouvoir politique initialement confédéré – comme presque tous les empires médiévaux – sur l’intérieur des terres castillanes, avait des causes militaires, économiques et idéologiques, qui se renforceraient au fil des siècles. Militairement, la puissance castillane avait fait la Reconquête en ouvrant une grande cale territoriale avec un sommet au nord jusqu’à ce qu’elle s’ouvre aux grandes extensions de La Mancha, d’Estrémadure et d’Andalousie: avec l’occupation de Grenade, l’armée féodale disparue en faveur d’un contrôle royal plus professionnel et direct. Sur le plan économique, il convient de noter que déjà en 1412, lors de “ l’Accord de Casp”, les représentants aragonais et valencien ont rapidement favorisé le candidat castillan – Ferdinand I de Trastamara – car leurs liens commerciaux avec le haut plateau peninsulaire étaient déjà beaucoup plus intenses qu’avec la Catalogne. Idéologiquement, on ne devrait pas négliger le fait que des reconnus intellectuels catalans soient partis au siège royale en Castille , devenant ainsi des auteurs en langue castillane ou espagnole: le poète Joan Boscà s’adapta à la nouvelle hégémonie naissante en prenant le nom de Juan Boscán.
Le déplacement physique du pouvoir c’est toujours un fait saillant, mais ses effets sont amplifiés lorsqu’il quitte la zone culturelle à laquelle il appartenait à l’origine. Bientôt, la cour castillane, de plus en plus autoproclamée espagnole, a produit toute la documentation dans la langue officielle de Castille: l’ancienne langue aragonaise perdait presence et la langue catalane été confiné comme provinciale. Tout ce qui était important était résolu en cour, et l’idée de l’Espagne brouillait les anciens royaumes confédérés, ceux de la couronne aragonaise et celui de Navarre, comme ce serait le cas avec le Portugal incorporé par Philippe II à la fin du XVIe siècle. L’Espagne était en train de devenir un État-nation.

Pendant les deux siècles de domination des Aubsbourg, les institutions des anciens royaumes confédérés ont maintenu leur autonomie politique. Peut-être, dans la perception locale, tout était comme d’habitude, à l’exception de quelques tentatives royales de mettre fin à l’autonomie aragonaise ou de la sérieuse insurrection catalane des Moissonneurs (els Segadors) en 1640-1648, profité par le Portugal pour revenir à l’indépendance en sortant de la confédération espagnole. Cependant, en termes objectifs, le monde catalan tout entier avait perdu sa capacité décisive et était considéré par le pouvoir royal comme marginal, étrange et adonné aux plaintes et aux conflits. Dans le monde catalan – Valence, Majorque, Catalogne – le pouvoir était distant, physiquement et culturellement, et les rois eux-mêmes étaient de parfaits étrangers.

Après 1714. Les faiblesses catalanes… et les espagnoles

La plupart des écrits européens et espagnols des XVIIe et XVIIIe siècles sur les catalans ont insisté, de façon surprenante, dans la manière ouverte et frontale d’être des Catalans, dans leur dignité en tant que peuple libre et leur propension à défendre ce qu’ils considéraient comme juste. Tout cela ne s’est pas estompé au jour le jour avec la victoire finale des troupes franco-espagnoles le 11 septembre 1714, lorsque la ville de Barcelone est tombée après un an de siège incessant. Mais il faut admettre que la perte de toutes les institutions politiques et judiciaires, l’imposition de l’espagnol comme seule langue officielle, et la centralisation féroce sous la dynastie française des Bourbons, ont produit des changements importants dans les comportements et les mentalités des vainqueurs et des perdants.
Pendant deux cents ans, sans possibilité d’accéder aux structures étatiques, les Catalans ont concentré leur énergie sur le travail dans les champs ou les ateliers, dans les petites industries ou dans le commerce de détail. Jusqu’à 90% de la surface de la Principauté était cultivée, et on peut encore voir aujourd’hui par photo aérienne que les sommets des collines et les pentes verticales des montagnes avaient été labourés en terrasses avec d’innombrables murs de support en pierre. La même chose peut être observée avec les centres miniers, avec les colonies industrielles le long de toutes les rivières ou avec le déploiement hydroélectrique dans les Pyrénées. La défaite catalane a laissé comme seule option une labeur pénible, intense et étendue, qui survit encore aujourd’hui comme une affirmation de la dignité individuelle et collective. En négatif, cependant, nous trouvons la réalité d’un peuple exclu des sphères officielles, des comportements un peu trop provinciaux face aux institutions de l’État, un long appauvrissement des créations littéraires et philosophiques, et une tendance marquée dans des secteurs d’élite catalans à la soumission au pouvoir de l’État, perçu comme omnipotent.

La Castille – et par extension l’Espagne – a également connu un double problème. Le pire est la création d’un empire qui concentre les énergies sociales aux niveaux militaire et bureaucratique, et tout cela de 1492 à pratiquement 1968, lorsque la Guinée équatoriale est devenue indépendante. Mais il y a un deuxième problème, qui est caractéristique de nombreux États-nations modernes, et c’est d’utiliser des méthodes coloniales contre les peuples au sein de l’État lui-même: ce n’est rien de plus que le colonialisme intérieur bien connu. Ce colonialisme intérieur visait à minoriser, ridiculiser et soumettre culturellement les peuples d’autres langues, traditions et expériences historiques, afin de créer une culture uniforme selon les paramètres du peuple hégémonique, celui qui contrôle l’appareil d’État. L’obstacle bureaucratique et militaire est un lest saillant pour l’État coloniale, mais un colonialisme intérieur qui n’a pas réussi à anéantir culturellement les peuples minorisés par l’État-nation, au 21e siècle, a une véritable poudrière interne, entourée par toute sorte de dissidences identitaires. C’est le cas en Espagne.

Par conséquent, l’idée topique espagnole d’un catalan plongé toujours dans le travail et d’un utilitarisme vulgaire fait face au topique catalan d’un espagnol burocratique et réalité comme soutenant le stéréotype d’un catalan espagnol bureaucratique et arrogant: «Faisons reculer ces gens / si vaniteux et arrogants» chantait déjà l’hymne des moissonneurs catalans en révolte, il y a plus de trois cents ans. Au fond, les deux clichés culturels se heurtent toujours entre une métropole impériale et sa colonie: le colonialiste considère le colonisé comme un travailleur stupide et lâche, tandis que le colonisé méprise la préponderance militaire d’un colon incapable de travailler et de créer de la richesse. Les clichés, comme on le sait, n’offrent pas toutes les nuances de la réalité, mais ils sont certainement persistants, puisqu’ ils ont une base historique.

De nombreux États-nations ont passé les derniers siècles à livrer de fortes doses de rhétorique nationaliste unitaire, tel que l’a fait l’Espagne à l’intérieur de la péninsule ibérique. Mais si ce discours enflammé de patriotisme a réussi en France républicaine, il a eu un succès modéré en Espagne: alors que l’État français accompagnait ses philippiques nationalistes par des actions vigoureuses en matière d’éducation ou de santé dans tous les coins de son territoire métropolitain, l’Espagne a simplement écrasé les anciens peuples confédérés, avec peu ou pas de contribution sociale. De temps en temps -invasion napoléonienne au début du XIXe siècle- les Catalans assumaient leur espagnolité en imaginant les Bourbons hispaniques comme rois légitimes, mais le retour douloureux à la pratique coercitive et éthnicide a démontré que les anciens peuples confédérés, maintenant périphériques à l’État, étaient des citoyens de seconde classe. La clé du problème demeure inchangée: l’Espagne n’a jamais offert d’espoir aux gens mal assimilés.

À l’époque de la Maison d’Autriche, l’Espagne était une puissance lointaine et injuste, mais à l’époque des Bourbons, la puissance espagnole ajoutait l’injustice économique et le mépris culturel. Comme ils l’auraient dit à l’époque de l’industrie textile catalane, “nous avons un mauvais morceau sur le métier”, car ce sentiment collectif d’injustice et d’extorsion dans la plupart des pays de culture catalane (Valence, Balears) n’a pas disparu: il a augmenté , sous des dictatures, des guerres et des gouvernements de droite ou de gauche, sans grande variation dans le traitement réservé au monde catalan. Ce divorce profond va au-delà du modèle démocratique actuel, comme l’histoire récente l’indique dans une Espagne démocratique et membre éminent de l’Union européenne, car le denommé «problème catalan» n’est pas quantitatif ou parlementaire, mais qualitatif et colonial.
Clairs-obscurs de la catalanité moderne

Peut-être que le monde catalan devrait être reconnaissant de cette longue colonisation espagnole, car elle lui a permis de subir le drame de la sujétion politique et culturelle sans avoir fini de disparaître, comme tant d’autres peuples. Il ne faut cependant pas oublier que toute hégémonie politique exprime initialement la force d’une nation et d’une tradition, mais qu’une hégémonie de plusieurs siècles finit par être une terrible gangrène pour la société impérialiste elle-même, qui devient decadente et malade d’ineptie et d’ignorance. Le meilleur aspect de l’hégémonie catalane dans la Méditerranée médiévale est qu’elle fut intense -expression de force sociale- et brève -grâce au recentrage interne- et cela devrait aider à réfléchir.

Il faut admettre que cinq cents ans sous un pouvoir lointain, étranger et trois cents avec ce pouvoir devenu ouvertement exploiteur et oppresseur, ce sont des siècles qui ont laissé une empreinte considérable sur la culture catalane. Mais il faut aussi admettre que cette action coloniale soutenue n’a pas effacé la conscience d’un peuple différent ni le désir de liberté face à chaque nouvelle action injuste. La tension n’est pas due à un modèle politique particulier, mais à l’exigence de dignité.

Ferran Iniesta

En trois siècles, pendant seulement deux brèves périodes (1931-1939 et 1978-2019), la Catalogne a eu ses propres institutions politiques, avec une capacité de décision limitée et une intervention rapide de l’État espagnol (1934-1936, 2017-2018) qui a rappelé de façon musclée que le pouvoir est hors de portée de la population catalane. Cela explique le fait que des secteurs intellectuels et politiques sensibles au niveau national -le soi-disant «catalanisme»- aient été modérés et même peureux avec habituelle tendance à se soumettre. Par contre, le grand patriciat économique n’a jamais hésité et, à chaque crise sociale, il a toujours choisi de s’abriter à l’ombre de la puissance espagnole.
Voilà pourquoi, lorsque des millions de personnes sont descendues dans les rues et les routes de la Catalogne (2010-2019), revendiquant le droit de décider et enfin de se déterminer en tant que nation, les grandes entreprises ont déplacé leur siège social hors de la Catalogne, tandis que les politiciens de l’autonomie catalane n’ont pas été capables de faire face à l’Espagne, arguant que tout est une question de démocratie. Nous ne développerons pas cela aujourd’hui, car il suffit de souligner que, comme toute crise coloniale, le conflit est dû à un manque de liberté, car un peuple vaincu revendique périodiquement l’égalité et l’indépendance.
Le côté positif du réveil d’une communauté catalane que l’on croyait en voie d’extinction c’est son éxigence de justice, sa détermination, sa persévérance et son action non violente malgré les agressions de l’État. Dans la zone d’ombres, nous trouvons, en revanche, une conviction rationaliste, populaire, profondément enracinée: l’idée naïve que le progrès conduira inévitablement à l’indépendance au sein d’une Union européenne idéalisée. Cependant, tout indique que cette Europe protège les grandes finances et les grandes puissances -les États-nations qui composent l’UE- mais pas les faibles, les peuples ou les gens réduits au silence par les États. Par conséquent, mille ans après la formation d’une communauté nationale catalane, avec ses intenses luttes internes pour l’égalité et la justice, le monde catalan est ouvertement confronté au défi fondamental, celui de redevenir un peuple libre.
De nombreux citoyens catalans considèrent aujourd’hui leur pays – malgré son évidente dépendance coloniale – plus avancé économiquement et plus idéologiquement moderne que l’Espagne. L’argument est pesant, mais cela inclut la zone d’ombre la plus puissante de la Catalogne aujourd’hui: le vide existentiel, à peine dissimulé par une éffrenée activité, soit dans le travail, soit dans les loisirs. Mais nous devons commencer à penser que si le modèle progressiste du rationalisme moderne n’est pas écourté et modifié, le pays catalan indépendant sera simplement un autre État-nation, répressif, écocide, xénophobe et, surtout, un désert pour l’esprit. Sortir du desordre colonial espagnol est à la portée, mais récupérer le sens transcendant de la nation catalane, dans la vie quotidienne, va éxiger une tâche beaucoup plus intense et longue.

Références pour approfondir le sujet

Elías de Tejada, F. Historia del pensamiento político catalán, Madrid, Larramendi 2008

Gràcia, J.M.-Iniesta, F.-Nicolau, A. Tradició i llibertat Barcelone, Bellaterra 2014

Soldevila, F. Història de Catalunya L’Abadia de Montserrat, 2002

Vicens Vives, J. Espanya contemporània (1814-1953) Quaderns Crema, 2012

Vilar, P. Catalunya dins l’Espanya moderna Curial, Barcelone 1991 (1962)