Introduction
La plupart des traditions spirituelles comportent une cosmologie et une
eschatologie. Jean Serbier indique que chacune d’entre elles conçoit que nous,
êtres humains, avons été à l’origine des esprits, partie intégrante de toute la
pureté et sérénité d’un état paradisiaque, jusqu’à ce qu’un désir nous ait
poussé à rompre l’harmonie cosmique. L’expiation a impliqué de descendre dans
le monde de la matière, nous incarner dans le monde des formes éphémères, et
nous revêtir de chair animale. La présence de la flamme spirituelle en nous est
cependant si forte qu’elle a transmuté la forme animale, comme en témoigne
l’art sacré de tous les temps, et comme la nostalgie du paradis ou le royaume
perdu se dégage des chants mythiques qui résonnent partout dans le monde.
Les eschatologies traditionnelles ne sont pas progressistes. Le concept de
progrès, central dans la vision contemporaine du monde moderne, vient de
l’Europe occidentale du XVIIe siècle. Le concept cyclique du temps est commun à
toutes les traditions. Les mythes transmis par les traditions indo-européennes,
depuis le Sanâtana Dharma (la tradition pérenne ou hindouisme) jusqu’aux
cosmovisions gréco-romaines, nous présentent une création parfaite, issue, avec
toute sa gloire, du Créateur qui engendre un monde dans un âge d’or de longue
durée après lequel commence le déclin spirituel et moral, vers l’âge d’argent,
suivi de celui de bronze et de fer, qui se termine par une dégradation morale
et physique généralisée qui conduit à un cataclysme, une grande Purification,
ou une Apocatastase, après laquelle débute un nouveau cycle. Ce schéma est
accepté (avec des variantes) comme celui des Jours et des Nuits de Brahma, non
seulement par les traditions abrahamiques mais aussi par les traditions
primordiales contenant des eschatologies.
L’eschatologie est la science des choses ultimes. Il est clair que tout a un
commencement dans le monde manifesté et doit avoir une fin. Toute vie humaine,
toute civilisation, commence et se termine dans ce monde. Et ce monde aussi se
terminera, tôt ou tard. C’est pourquoi, au-delà du degré de littéralité ou de
symbolisme des prophéties ou des mythes eschatologiques, une méditation sur la
fin de la vie de la civilisation et de notre monde vient à point nommé puisque
les signes eschatologiques fleurissent et se déploient dans tous les domaines
de notre environnement, des plus matériels aux plus subtils. La brève
indication que nous exposons ci-dessous provient essentiellement de l’œuvre .de
Charles Upton « Legends of the End. Prophecies of the End Times,
Antichrist, Apocalypse, and Messiah from Eight Religious Traditions ».
Traditions indigènes
Bien que la plupart des traditions primordiales ou indigènes (atemporelles dans
une large mesure) contiennent des mythes cosmologiques, elles sont relativement
peu nombreuses à comporter des mythes eschatologiques, car elles tendent à se
déployer dans un présent intemporel, similaire au dreamtime des
Aborigènes australiens. Les eschatologies présentent cependant de nombreuses
similitudes avec celles des traditions spirituelles scripturales. Les
traditions mayas, lakota ou hopi en sont des exemples.
Selon Josep Epes Brown, le mythe eschatologique de la tradition lakota (sioux)
se réfère au bison (tatanka), le principal symbole animal de la Terre
nourricière, car il était la base de sa subsistance, alors qu’ils étaient
chasseurs-cueilleurs dans les immenses prairies américaines, avant que l’armée
fédérale ait raison d’eux et ne les confine dans des réserves. Au début du
cycle, le bison est placé à l’Ouest, pour retenir les eaux. Chaque année, le
bison perd un poil, et à chacun des 4 âges cycliques, il perd un pied.
Lorsqu’il a perdu toute sa toison et ses 4 pieds, les eaux inondent le monde,
une fois de plus, et le cycle arrive à son terme.
On observe un mythe parallèle dans la tradition de l’Inde, même si dans ce cas
l’animal est un bœuf, et il est précisé qu’à mesure que passent les âges, la
véritable spiritualité devient moins accessible jusqu’à ce que le cycle (manvatara)
se termine par une catastrophe, après laquelle la spiritualité primordiale est
restaurée. Aussi bien les Lakota que les hindous croient que le bison /
bœuf est désormais quasiment nu et qu’il a perdu ses quatre pieds.
La tradition hopi a une prophétie plus élaborée sur les quatre mondes
successifs qui ont une correspondance avec des âges temporels et des niveaux
ontologiques. Selon Frank Waters, le premier monde est Tokpela, l’espace infini
de Taiowa, l’Absolu sans forme propre, où existe la solitude, avant la
création, jusqu’au début de la manifestation. Les gens vivent en paix les uns
avec les autres et avec les animaux aussi. Leur minerai est l’or. Ce monde est
détruit par le feu, en partie à cause de la tromperie du beau Kato’ya, un
« serpent à grande tête ». Les survivants se réfugient dans le monde
souterrain, avec le peuple des Fourmis. Dans le second monde, Tokpa, qui a pour
minerai l’argent, se développent des villages et des artisanats, mais il
dégénère aussi et finit par être détruit par les eaux. Le troisième monde
Kuskurza, lié au cuivre, devient surpeuplé d’êtres humains qui s’amassent dans
des villes et utilisent leur pouvoir reproductif et technologique au service du
mal. Lorsque ce monde se termine, la femme-araignée (le démiurge, l’énergie
active du Créateur) enseigne aux gens à se mettre dans les roseaux vides, leur
permettant de faire des barques pour se sauver, quand le monde disparaît sous
les eaux. Les survivants migrent sur des bateaux, et après de nombreuses
vicissitudes, arrivent au quatrième monde nommé Tuwaqachi, le monde complet,
dans lequel nous vivons, où la vie est dure et où le minerai est analogue au
fer mêlé à l’argile. Ce dernier monde finira également par être détruit suite à
l’utilisation abusive du pouvoir reproductif et de la technologie par
l’humanité.
Hindouisme
Parmi les nombreuses écritures hindoues qui traitent des cycles cosmiques, de
la fin du temps ou du monde, citons le Vishnu Purâna qui contient la doctrine
des incarnations (avatars) de Vishnou, etc. avec de nombreux parallèles avec le
livre de l’Apocalypse. Parmi les 4 âges – yugas – nous vivons à présent dans la
dernière partie de Kali Yuga, la plus « sombre ». Les signes qu’elle
donne sont, entre autres : « Dans le Kali Yuga, les hommes vivront
tourmentés par l’envie, irrités, sectaires, indifférents aux conséquences de
leurs actes. Ils seront menacés par la maladie, la faim, la peur et de
terribles calamités. Leurs désirs seront mal orientés, leur savoir utilisé à
des fins malveillantes. Ils seront malhonnêtes. Beaucoup se perdront dans la
cruauté. La noblesse déclinera, et les esclaves prétendront gouverner et
partager avec les savants, la connaissance, les repas, les trônes et les lits.
Les gouvernants seront, pour la plupart, de très basse lignée. Ce seront des
dictateurs tyranniques. Les fœtus et les héros seront tués. Les artisans
voudront jouer le rôle de savants, les savants celui des artisans. Les voleurs
deviendront rois, et les rois voleurs. (…) la promiscuité se répandra.
L’harmonie sociale disparaîtra partout. La terre produira beaucoup dans
certains lieux et trop peu dans d’autres. Les souverains s’empareront des
biens, et cesseront de protéger le peuple. Des marchands de basse lignée seront
honorés tels des prêtres, et partageront les dangereux secrets des sciences
traditionnelles avec des gens qui n’en sont pas dignes. Les maîtres s’aviliront
en vendant leur sacrement. Les rares maîtres purs se réfugieront dans une vie
d’errance anonyme. À la fin du Kali Yuga, le nombre des hommes, qui auront
perdu leur virilité, diminuera et celui des femmes augmentera. (…) tout le
monde emploiera des mots durs et grossiers, on ne pourra se fier à personne,
les gens seront envieux. (…) Des individus sans principes prêcheront la vertu
aux autres. Régnera la censure, et se formeront dans les villes des
associations de criminels qui gouverneront. (…). Les gens se tueront les uns
les autres et massacreront aussi les enfants, les femmes, les vaches. Les sages
seront condamnés à mort ». (Linga Purana, chapitre 40). Le neuvième avatar de
Vishnu est considéré comme un « étranger » (le Bouddha) tandis que le dixième,
Kalki, qui n’est pas encore arrivé, présente de nombreuses analogies avec les
récits de la prochaine venue de Maytreya ou de la seconde venue du Christ.
Bouddhisme
La doctrine bouddhiste des temps est clairement anhistorique, avec des chiffres
astronomiques similaires à ceux de la tradition hindoue. Le temps cyclique est
compris comme des vagues d’ions immenses, durant lesquelles l’environnement
cosmique s’effondre dans sa capacité à recevoir la vérité (dans lequel nous
serions aujourd’hui, selon la plupart des écoles bouddhistes) puis se
reconstitue. Les prophéties affirment qu’au cours de la dernière période du
Dharma, le bouddhisme s’éteindra ou deviendra une ombre de ce qu’il avait été.
Ce monde s’achèvera sous forme de guerres, avant l’arrivée du futur bouddha, Maitreya,
que plusieurs écoles bouddhistes considèrent comme le dernier bouddha de ce
cycle de manifestation, avec des caractéristiques apocalyptiques similaires à
celles du Messie, du Christ ou du Mahdi, des croyances qui, comme ce qui est
arrivé avec les doctrines des traditions abrahamiques, a eu tendance à générer
des luttes dynastiques ou des mouvements de libération populaires menés par des
prétendants qui se présentaient comme le bouddha sauveur.
Judaïsme
Dans la Torah, le Talmud, la Mishna et autres enseignements rabbiniques et
cabalistiques, les récits sur la fin des temps sont fréquents et détaillés. La
bataille finale entre Gog et Magog, le retour du prophète Élie pour préparer
l’arrivée du Messie, etc. L’âge messianique doit s’entendre comme une rénovation
ou restauration totale de la vie terrestre. La Mishna partage ces signes de
l’achèvement, à l’approche de la venue du Messie : « la
présomption grandira et le respect disparaîtra. L’empire se retrouvera en
hérésie et il n’y aura pas de réprobation morale. La maison de l’assemblée
deviendra un bordel, la Galilée sera un désert et les gens des frontières iront
de ville en ville et personne ne s’en plaindra. La sagesse des scribes
deviendra odieuse, ceux qui condamneront le péché seront méprisés, et la vérité
ne se trouvera nulle part ».
Christianisme
Bien que dans les Évangiles canoniques et quelques apocryphes, soient exposés
les enseignements de Jésus sur la fin des temps qui insistent pour nous
préparer à la parousie, le livre le plus important du Nouveau Testament est
l’Apocalypse attribuée à Saint Jean, une prophétie d’un symbolisme complexe sur
l’achèvement du monde. Son exégèse a été très féconde tout au long des siècles,
et ce jusqu’à aujourd’hui, avec une multitude d’interprétations diverses qui
ont donné lieu à de très nombreux écrits. Le résumé concis que Saint Augustin
fait dans la Cité de Dieu est classique : « Élie reviendra, les Juifs croiront,
l’Antéchrist persécutera, le Christ jugera, les morts ressusciteront, les bons
seront séparés des mauvais, le monde sera brûlé et naîtra un nouveau monde ». À
ce jour, en pleine éclosion d’exégèses millénaristes issues d’églises
réformées, y compris des scientifiques matérialistes comme Antoni Turiel (un
apocalyptique agnostique) ont souligné que les signes quantifiables que
mentionne le livre de l’Apocalypse montrent que nous avons déjà dépassé la
« troisième trompette » sonnée par l’ange pour annoncer la fin du
monde, associée à la destruction d’un tiers des arbres du monde, mais que « tout
le monde a ignorée ».
Islam
En se présentant comme le « dernier message divin » adressé à toute l’humanité,
la tradition islamique est particulièrement explicite concernant le déclin
spirituel général de l’humanité et l’achèvement du monde, avec ses signes et
les attitudes qui convainquent. Plusieurs sourates du Coran donnent les signes
de l’achèvement, comme ceux de l’Obscurcissement (81), de la Secousse (99), du
Fracas (101), etc. avec de nombreux signes similaires à ceux de la tradition
judéo-chrétienne comme la lutte de Gog et Magog, entre autres luttes, la
division de la lune. De plus, ces prophéties (hadis nabí) ajoutent d’autres
signes, comme celui qui indique que nous saurons que la fin approche lorsque
les bâtiments s’érigeront jusqu’à toucher le ciel et lorsque les femmes se
vêtiront comme les hommes. Les récits apocalyptiques décrivent la venue du
Mahdi (le bien guidé) qui fera triompher la justice inflexible, et révélera la
vérité des écritures abrahamiques, avant la venue de l’Antéchrist. À l’instar
du christianisme, l’islam attend aussi le retour du prophète Jésus, qui doit
venir pour vaincre l’Antéchrist.
Sophia Perennis
Chaque cycle reflète, comme s’il s’agissait d’une fractale des autres cycles.
Selon la doctrine hindoue, nous nous trouvons dans la dernière phase du Kali
Yuga, la dernière ère, le moment de la récapitulation finale. Cependant, vivre
dans la partie la plus « sombre » de la dernière yuga, dans
l’achèvement d’un grand cycle, ne peut pas avoir un simple aspect privé, mais
doit aussi offrir des compensations particulières. Dans la parabole évangélique
des ouvriers de la vigne, les travailleurs de la onzième heure reçoivent le
même salaire que ceux ayant travaillé toute la journée (Mathieu 20:1-15). Un
texte prophétique « hadis nabí » dit qu’à la fin des temps ceux qui réalisé un
dixième de ce qui était exigé au début du cycle de prophétie seront sauvés.
Martin Lings mentionne d’autres compensations plus immédiatement perceptibles,
comme le fait de pouvoir avoir accès aux messages de la plupart des traditions
spirituelles de l’humanité, et de constater sa concordance essentielle, ou
encore l’analogie de l’époque que nous vivons avec les moments finaux de la vie
d’une personne ayant vécu en plénitude, où il n’est pas rare que l’imminence de
la mort entraîne des grâces spéciales, comme des visions ou des voix, qui
représentent un avant-goût de ce qui viendra. De plus, « l’époque actuelle aide
le chercheur spirituel de manière indirecte, à travers la même « impulsion »
générée par sa frénésie à mesure qu’il se rapproche de ses derniers conflits ;
la même « attirance » de l’Heure peut être utilisée comme aspiration
spirituelle, même après être passée du « marché » (« réponse passive à la
profanation extérieure ») à la « vigne » (« activité à l’égard du
Royaume des Cieux ») c’est-à-dire au chemin spirituel.
Comme l’indique René Guenon (1927) les points de vue « bénéfique » et «
maléfique » ne peuvent être symétriques, car le « second n’exprime que des
choses instables et transitoires, tandis que le premier est le seul à avoir un
caractère permanent et définitif, de sorte que l’aspect « bénéfique » prévaudra
finalement tandis que l’aspect « maléfique » disparaitra complètement
car, au fond, il s’agit seulement d’une illusion inhérente à la séparativité
(…) si l’on veut atteindre la réalité de l’ordre le plus profond, on peut
dire que « la fin d’un monde » n’est ni ne peut jamais être autre chose
que la fin d’une illusion.
Selon les dires d’un prêtre et chef de la Danse du Soleil des Indiens Absaloka
(Corbs) : « Seul le Très Grand Créateur de Tout sait quand viendra la fin
de ce monde, et donc le moment et la manière dont il arrivera dépend des
prières sincères que chacun doit choisir à ce moment-là, quelle voie il doit
suivre ».
Pour approfondir le sujet
Dennis E.
Englemann (2005) Ultimate Things:An Orthodox Christian Perspective on the
End of Times. Conciliar Press.
René Guénon (1945), Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Paris, Gallimard, 1945, 304 p.
Lings, Martin (1987) The Eleventh hour. The spiritual crisis of the modern world in the light of tradition and prophecy . Cambridge: Quinta Essentia, 1987
Serbier, Jean (1980) L’homme et l’invisible. Éditions Imago. Petite bibliothèque Payot.
Charles Upton (2004) Legends of the End. Prophecies of the End Times, Antichrist, Apocalypse, ans Messiah from Eight religious Traditions. Sophia Perennis,Hillsdale, NY.