Une ère nouvelle… et une terre nouvelle? Anciens tabernacles, nouveaux sanctuaires

Si l’Éternel ne bâtit la maison,

Ceux qui la bâtissent y travaillent en vain (Psaume 127:1)

… mon ami, tu ne crois pas que nous sommes

à la veille de la destruction? – B. McGuire

Votre vieille route

prend rapidement de l’âge

L’ordre actuel

est en train de disparaître

Car les temps sont en train de changer

(Dylan).

Un prophète charismatique sur les routes de la Palestine d’il y a deux mille ans savait que cette ère et cette civilisation étaient arrivées à leur terme, aussi bien pour les vaincus que pour les vainqueurs. La Rome impériale prétendait incarner l’âge d’or en Méditerranée, mais du fait de l’oppression des peuples et le vide spirituel romain, cet empire était plus proche d’une apocalypse que d’un paradis. Un nouvel ordre et une nouvelle paix s’imposaient. Aujourd’hui comme alors, le malaise se propage sur toute la planète : à l’Est, on parle de sanctuaires du futur, au Sud on annonce une alliance de l’Esprit et à l’Ouest, tel que nous le mentionnions dans La fin d’un cycle (numéro 1), nous assistons à l’effondrement du système. Nous dirigeons-nous vers l’autodestruction ? Ou avons-nous encore le temps de préparer une nouvelle ère ?

Les niveaux d’action sont aujourd’hui très variés. L’idée d’une écologie plus équilibrée, l’indispensable limitation et la disparition du – mauvais – ordre mondial sont des remèdes contre les effets des infractions commises à l’encontre de la Terre. Plus en profondeur, les courants idéologiques issus des continents qui furent colonisés par l’Occident ouvrent une brèche dans la muraille du rationalisme et de l’individualisme : les subalternistes en Asie, ethno-philosophes en Afrique et décoloniaux en Amérique progressent dans toutes les universités. Et encore plus en profondeur, partout on observe le renouveau des traditions spirituelles et la création de nouveaux espaces de fraternisation : aux côtés des traditions anciennes bien enracinées, naissent des expériences naissantes de ce que certains appellent les sanctuaires du futur et d’autres l’alliance de l’esprit, au sein desquelles des individus de pratiques religieuses diverses mais d’expérience initiatico-métaphysique commune mettent le sacré en commun. Et tous ces niveaux s’articulent les uns avec les autres.

Âge d’or ou apocalypse ?

Les transhumanistes assurent que nous nous dirigeons vers un âge d’or au cours duquel les humains repousseront leurs limites en devenant des cyborgs, une ère où, selon les théoriciens néolibéraux, le libre marché permettra d’enrayer la pauvreté, et une étape où, selon les idéologues du posthumanisme, disparaitront les religions et tout type de superstitions. Par opposition à cet avenir doré de ceux qui clament haut et fort un nouveau paradigme, nous connaissons des pandémies, une extrême pauvreté, des relations de pouvoir injustes, des émeutes et des guerres, un climat et des écosystèmes au bord de l’effondrement et la solitude tragique d’un humain sans importance et atomisé. C’est pour cette raison que Barry McGuire chantait Eve of Destruction, « Veille de Destruction ».

Il n’y a peut-être pas d’âge d’or, comme le pensent certaines traditions, mais les cycles civilisationnels et leurs différentes phases – préparatoire, ascendante, zénithale et décadente – sont difficiles à ignorer. Des historiens comme Toynbee, Spengler, J.Pirenne ou A.Deulofeu ont analysé les cycles historiques de nombreuses sociétés, depuis Kemet (Egypte ancienne), Mohenjo Daro, la Perse, Rome, la Chine, les Mayas, le Mali, Tahuantinsuyu, l’Europe, jusqu’aux Etats-Unis d’Amérique d’aujourd’hui. Cela nous amène à nous demander : le cycle humaniste-rationaliste-moderne initié il y a quelque 500 ans s’est-il épuisé ou s’apprête-t-il seulement à enfanter le paradis transhumain des cyborgs ? La question est de savoir si cette situation s’accepte comme une fatalité ou si nous ouvrons la porte à d’autres horizons, au nom de l’harmonie sur laquelle tout repose.

L’artefactolatrie a dominé le monde pendant des siècles, mais aujourd’hui, il nous est proposé de devenir nous-mêmes des artefacts. A l’opposé, la pensée traditionnelle, considérée par la pensée rationaliste comme arriérée et responsable de tous les maux, ne rejette – et n’a jamais rejeté – les innovations mais elle est la seule à préserver le sens de l’existence et à se développer à partir de la paix intérieure vers un monde plus fraternel, sobre, écologique et conscient de la divinité qui imprègne tout. Aujourd’hui, le cycle moderne fait davantage penser à Babel qu’à la Pardès ou au Paradis.

Tabernacles et sanctuaires

Pour sortir du naufrage en cours, les écoles de pensée subalterniste (Guha, Spivak, Chakrabarty), ethno-philosophique (Ndaw, Diagne, Ndebi Biya), éco-philosophique (Riechmann, Weber) et décoloniale (Dussel, Anzaldúa, Grosfoguel) ont rejoint les traditions spirituelles, soulignant les limites de l’individualisme et de sa philosophie de l’absurde. Ces nouveaux courants théoriques accompagnent ainsi l’essor de noyaux rénovateurs enracinés dans des traditions anciennes, et qui s’érigent, jumelés avec des groupes fondés sur divers héritages spirituels. Il ne s’agit pas d’une juxtaposition de traditions, mais la création de nouveaux espaces où le sacré agit dans la réflexion interculturelle et la paix essentielle, des espaces de reconnaissance de l’unité profonde qui est en tout et dans notre conscience ultime.

Devant l’évidence croissante de la capacité d’autodestruction des humains, seules deux réponses fondamentales peuvent être données : nous robotiser pour échapper à l’effondrement que nous sommes en train de provoquer – et qui signifie par la même la mort des humains – ou récupérer communautairement le sens transcendant de l’existence. La science et la technologie modernes disposent de plus en plus de ressources, mais avec la même orientation perverse, comme le soulignent les sages de toutes traditions. L’humanisme occidental contemporain a projeté vers l’extérieur toute l’énergie de l’espèce, transformé les peuples en sociétés – amalgames d’individus – et traité la Terre comme un objet externe et mort. C’est cette idéologie fragmentée et dualiste qui imprègne l’effondrement que nous sommes en train de vivre. Mais nous les traditionnels, de quoi disposons-nous pour réorienter la course folle de l’espèce ? Sommes-nous une simple réminiscence nostalgique du passé ou une force reconstructrice de l’harmonie des particules dans le tout ?

Ce siècle est le témoin du retour des vieux tabernacles, des sagesses anciennes toujours présentes sur l’ensemble des continents, malgré leurs erreurs historiques et leurs limites actuelles. Mais, comme nous l’avons souligné, ce sont aussi des périodes de renouvellement, de sanctuaires nouveaux et ouverts au-delà des formes propres à chaque tradition. Chaque chemin spirituel, chaque ancien tabernacle, est une source de sagesse en lien avec un ou plusieurs peuples, d’anciens sanctuaires remplis d’inspiration moderne. Mais lorsque le monde nous est apparu petit, nous avons dû apprendre à partager des espaces ouverts d’une nouvelle sacralité au-delà des cadres de chaque forme traditionnelle. Il est temps de renforcer la voie traditionnelle elle-même aux côtés des autres, sans nostalgie du passé, et d’ouvrir de nouveaux sanctuaires où l’alliance de l’esprit aide à révéler la vérité unique qui imprègne chaque être vivant, chaque individu et chaque tradition. C’est ça, le sens de la tempiternité, d’un temps où chaque instant présente une dimension éternelle.

Seule cette expérience de la sacralité de tout ce qui est, multipliée par la Terre entière, pourra apaiser d’abord, et supprimer ensuite les causes profondes qui nous ont conduits à l’effondrement, à la rupture avec la nature et la divinité. Aujourd’hui, la menace d’effondrement est globale et ne peut être écartée qu’à partir de chaque courant spirituel et en même temps dans une action jumelée entre les traditionnels de toutes parts, dans des espaces qui commencent à peine à s’ouvrir. Sages et maîtres, initiés et prêtres, métaphysiciens et religieux, définissent tous les fondements de l’Alliance de l’Esprit, ce nouveau tabernacle sacré qui n’a pas plus de limites que le monde manifesté ni plus de verticalité que celle qui préside la réalité, divine et absolue.

La sagesse ancienne nous rappelle que la pierre que les bâtisseurs ont rejetée est devenue la pierre principale (Psaume 118 : 22-23). Les traditions spirituelles enseignent un mode de vie différent de l’extraversion techno-instrumentale, mais cette pierre indispensable à l’équilibre de la Terre Mère a été rejetée par les potentats et les technolâtres contemporains. Il est temps de reprendre cet élément clé – cosmologique et métaphysique – qui articule le monde et nous accorde une place privilégiée au sein de la Terre Mère, celle-là même qui donne leur personnalité aux peuples et établit un triangle d’harmonie avec l’homme et la divinité, la cosmothéandrie dont nous parlait Raimon Panikkar.

Ce n’est pas un hasard si les poètes ou les chanteurs ont été plus lucides et visionnaires, car la véritable inspiration restaure la connexion entre les humains, le monde et l’esprit. Et aujourd’hui, l’urgence d’un changement de cap, d’un retour au sens transcendant de tout ce qui existe, est essentielle, que l’espèce humaine aille de l’avant – comme beaucoup d’entre nous le croient à Pelle Maha – ou qu’elle prenne fin. Il convient de reprendre l’appel lancé à tous par le poète Pere Quart – Cançó de carrer, 1975 – chantée par Ramon Muntaner :

Apôtres et grands dirigeants :

Lancez un cri d’alarme !

Hommes, femmes, enfants

De toutes races, de toutes langues

Et les pauvres et les vaincus,

Nous en avons encore le temps

Nous détruirons un monde

Stupide et sans âme.

Creusons les fondations

D’une vie supérieure !

Car il ne s’agit pas seulement d’inverser urgemment le cours des choses dans les domaines de la pollution, de la destruction des écosystèmes, de l’injustice flagrante ou de l’égoïsme homicide du pouvoir, mais de mettre de côté une approche moderne « stupide et sans âme ». Il faut bannir cette pensée rationaliste qui dégrade tout, nous a conduits à l’effondrement et dont il faut s’extirper pour le bien de la végétation, des animaux, des hommes et des peuples. Peut-être est-il « encore temps », comme le clamaient les prophétiques Pere Quart et Ramon Muntaner, car comme l’annonçait le jeune Bob Dylan « les temps changent ». Creusons donc les fondations d’une existence plus simple et plus élevée.

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Pour approfondir le sujet

Lectures d’Alassane Ndaw (La pensée africaine), Enrique Dusssel (Filosofías del Sur), Dipesh Chakrabarty (Provincialiser l’Europe), Pathé Diagne (L’Euro-philosophie face à la pensée du Négro-Africain), Jorge Riechmann (Para evitar la barbarie. Trayectorias de transición ecosocial y de colapaso) Raimon Panikkar (Entre Déu i el Cosmos) ou Xavier Melloni (Hacia un tiempo de síntesis) pour obtenir un bref résumé de la pensée harmonieuse – traditionnelle et alternative – face au dualisme extrême de l’humaniste moderne.