Science, conscience et spiritualité en temps de crise

Les temps que nous vivons actuellement sont exceptionnels, et ce à de nombreux égards : historiquement, culturellement, technologiquement, socialement et donc par voie de conséquence, spirituellement. Lorsque je parle de spiritualité, je pense aux états d’esprit qui nous relient aux autres et à ce qui nous entoure, aux états que nous pourrions qualifier de transcendants, car ils vont au-delà de l’individu actuel et de son obsession de l’auto-centration et le placent dans une nouvelle sphère de perception. Par conséquent, la transcendance ou la spiritualité se révèle aujourd’hui comme un outil très puissant afin d’aider au changement que nous devons entreprendre tant sur le plan individuel que collectif. Mais ce changement, quelle forme doit-il prendre ? Et pourquoi est-il aussi nécessaire ? Laissez-moi donc, chers lecteurs, passer en revue les crises que nous vivons et vous expliquer pourquoi nous avons besoin d’un changement profond à tous les niveaux, qu’il faut tout repenser et créer ce que nous pourrions appeler un nouveau paradigme.


Le cul-de-sac dans lequel nous sommes ressemble grossièrement à un monstre à deux têtes. La première, la pandémie, qui a fait ressortir le pire et le meilleur chez nous, mais qui est surtout la face visible de ce que nous ne voulons pas affronter depuis des décennies : les conséquences de traiter la nature comme un objet que nous pouvons utiliser à notre convenance, sans aucune forme de retour préjudiciable. Armés de la technologie qui, comme nous avons voulu le croire, peut tout faire, nous avons pensé que, quoi que l’on fasse, cela n’aurait pas de conséquences, mais c’est tout le contraire. A partir du néant a soudainement émergé une tête monstrueuse. Curieusement, nous en avions déjà l’intuition, car nous sentions la présence de l’autre tête du monstre : l’urgence climatique. Le changement climatique progresse inexorablement et ses effets sont de plus en plus visibles sur la Terre et dans notre société (inondations, tempêtes, sécheresses…). Mais ce qui soutient ces deux têtes, c’est un corps que, dans la plupart des cas, nous ne voulons pas voir : la destruction des écosystèmes de la planète, la transformation (anthropisation) de la biosphère dans son ensemble, de manière radicale et accélérée.

Nous pouvons concevoir le problème actuel sous la forme de trois crises : environnementale, écologique, et énergétique ou des ressources. La crise environnementale, nous l’avons en tête avec l’urgence climatique et ses conséquences dont nous avertissent les rapports successifs et de plus en plus inquiétants du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC). La crise écologique, nous en avons de plus en plus de preuves dans l’impact de fléaux ou de pathogènes dans le secteur agricole, dans la perte de biodiversité, dans la réduction des sols cultivables, dans le brûlage et la coupe des forêts, dans la pollution et la réduction des aquifères, etc. Enfin, la crise énergétique nous frappe sous forme de la réduction de la production de combustibles fossiles (ou pic des énergies fossiles)[1]. En outre, ces énergies fossiles sont la principale cause du changement climatique et il faut donc travailler à ce que les ressources encore en place restent sous terre. Le pic des énergies fossiles et, par extension, de toute ressource naturelle, est le moment où le rythme d’extraction atteint son apogée mondiale, ce qui indique le début de la baisse de ce rythme. M. King Hubbert est le géologue qui a formulé la théorie concernant le pic pétrolier.

Figure 1 : La pyramide inversée du changement

Le problème qui se présente à nous est donc de savoir comment réduire ou éliminer les causes qui ont créé ce monstre à deux têtes qui dévore tout ce qu’il a devant lui ou, en d’autres termes, comment gérer les trois crises. C’est pourquoi nous devons nous attaquer à la racine du problème et déterminer quelles sont les mesures de compensation que nous pouvons utiliser pour neutraliser, non seulement le monstre de la destruction et de l’effondrement, mais aussi tous les dégâts qu’il a causés. Et en ce sens, je propose un changement sur trois niveaux : collectif, individuel et interne (ou intime). Dans le domaine collectif, il faut déterminer quels changements sociaux sont à envisager et quelles actions sont prioritaires pour la transformation vers la durabilité. Pour le changement individuel, il faut comprendre que les interactions des individus créent les comportements sociaux et leurs structures (associations, agents sociaux, institutions/gouvernements, etc.) et, par conséquent, que faire en tant qu’individu pour favoriser ce changement ? Cela peut se schématiser avec la pyramide inversée du changement (figure 1), où l’individu est à la base, la société se construit à partir des individus et de leurs interactions et cette société interagit avec l’écosystème et avec l’environnement. Chaque niveau a ses propres mécanismes de rétroaction, comme le signalent les flèches, qui maintiennent cette structure et, plus important, les séparations entre les différents niveaux. Comme je l’ai déjà signalé, la séparation entre l’homme et la nature ou les écosystèmes est particulièrement critique. Enfin, la sphère intérieure, intime (la partie du point d’interrogation), reste ouverte et représente la clé de voûte de la transformation.

Sur la base de ces conclusions, il faut donc agir à trois niveaux : collectif, individuel et intime. La science, dans le domaine social/collectif et individuel, est une aide précieuse qui traite des aspects les plus matériels et prétendument objectifs. À cet égard, de nombreuses recherches sont en cours pour tenter de voir comment transiter d’une économie fossile à une économie renouvelable. L’une de ces recherches est celle du projet MEDEAS, où l’on a examiné comment réaliser cette transition renouvelable en tenant compte des contraintes environnementales (changement climatique) et des ressources matérielles. Ce projet a permis de créer un logiciel de code libre (Python) pouvant servir à projeter dans le futur différents scénarios (situations avec hypothèses de changement) et en observer les conséquences. Ce type d’outils ou de modèles nous permet de valider ou de tester des hypothèses au niveau collectif et donc de prévoir certains problèmes ou complications dans la transition que nous voulons réaliser et d’ajuster les politiques pour mieux gérer les changements. Dans le cas des modèles pymedeas, de tous les scénarios proposés, je voudrais souligner celui qui étudie la poursuite de ce qui a été fait jusqu’à présent, sans apporter de changements substantiels (ils l’appellent « business as usual » ou BAU). Dans ce contexte, le modèle prévoie une situation non durable dans les prochaines décennies où, vers 2030-2040, une récession économique permanente se profile à l’horizon en raison d’une pénurie de ressources qui plonge l’ensemble du système mondialisé dans l’effondrement. Les projections nous disent donc que nous ne pouvons pas envisager de ne rien faire, ne pas agir n’est pas une option parce qu’elle nous conduit à un suicide collectif.


Mais, au-delà des efforts réalisés par la science pour fournir des cartes d’évolution dans le futur, avec toute la puissance qu’elles représentent, il faut un élément indispensable pour mener à bien un changement qui mènera à une société réellement durable et, surtout, à une société qui puisse transiter par cette période, tout particulièrement difficile, que nous traversons. Nous sommes à l’époque de la récolte de ce que nous avons semé au cours des dernières décennies et cette récolte est le risque d’effondrement de notre civilisation mondiale. Cela nous conduit à une période d’incertitude croissante où nous devrons construire de nouveaux outils et utiliser tous ceux dont nous disposons actuellement pour faire la nécessaire transformation vers un nouveau paradigme. Dans ce changement de paradigme, la sphère interne/intime (au-delà de l’individu) est cruciale et en ce sens, il faut transformer la vision du monde que nous avons. C’est ce point d’interrogation qui apparaît dans la figure 1. La vision nous pousse à agir et de cette action/interaction émerge la société qui fait partie d’un écosystème qui est lui-même conditionné par l’environnement. C’est pourquoi il est essentiel de passer de la vision pyramidale et fortement stratifiée de la figure 1 au paradigme de la figure 2.

Figure 2 : Une nouvelle vision comme base du nouveau paradigme transcendant. (inspirée des enseignements du Ven. Lama Rinchen Gyaltsen)

Vers le nouveau paradigme

S’il est à présent clair que nous devons changer les trois niveaux (collectif, individuel et intime), que devons-nous changer ? Pour répondre à cette question, nous devons nous demander quelles sont les bases du paradigme actuel ou, en d’autres termes, sur quels piliers repose la vision actuelle du monde. Il n’y a pas de réponse unique à cette question, mais un schéma possible est d’égrainer la base sur laquelle s’appuie la vision globale actuelle en trois piliers :

  1. Individualisme. La vision actuelle est basée sur l’individu comme axe central autour duquel pivote toute l’activité sociale : la société est composée d’individus qui interagissent, mais l’ensemble n’est pas important, et je dirais même plus, l’ensemble est pris comme entrave au prétendu effet bénéfique du mantra de la compétitivité.
  2. Matérialisme. Tout doit avoir sa contrepartie matérielle, quantifiable en termes monétaires ou de possessions évaluables. On en arrive donc à l’extrême d’attribuer un prix aux écosystèmes, aux vies, voire aux attentes futures. Tout se transforme en objets susceptibles d’être échangés pour des opérations d’achat-vente.
  3. L’individualisme et le matérialisme encouragent l’agitation et le stress, un sentiment permanent d’insatisfaction qu’il faut distraire plutôt que satisfaire. Cette agitation provoque donc une fuite permanente de notre environnement vers une virtualité de plus en plus exagérée. À cela collabore la technologie, avec sa fabrication de prothèses psychologiques qui créent des individus dépendants et accros à ces mêmes widgets.


En gardant clairement à l’esprit les bases du paradigme actuel, chaque pilier doit être remplacé par une option qui soutienne une nouvelle vision. Je propose donc les trois nouveaux piliers suivants :
1.- Face à l’individualisme, il faut adopter une vision vitale. La vie (la préserver, en prendre soin et la conserver) doit être au centre de l’existence.
2.- Face au matérialisme, il faut une vision transcendante. Nous devons comprendre la vie non pas comme un pro-objet (objet projeté sur l’avenir ou dans des possessions), mais comme quelque chose qui a une raison d’être propre, et cela ne peut être atteint que si nous transcendons les limites conceptuelles que nous nous imposons. Il faut considérer les divisions conceptuelles comme malléables et perméables, aussi bien dans le temps que dans le nombre et le type d’êtres à considérer dans ce respect de la vie.
3.- Face à l’agitation et au stress, la pratique de la méditation (dans toutes ses dimensions et aspects) qui nous mène à la sérénité et à la paix intérieure.

Les nouveaux piliers 1 et 2 nous aident à travailler notre part rationnelle et cognitive par le biais de la conceptualisation, tandis que le pilier 3 nous mène à l’expérience nécessaire pour transformer la partie émotionnelle, nécessaire pour faire les changements profonds au niveau psychologique et pour qu’ils aient une continuité temporelle.


Notre partie émotionnelle doit changer en approfondissant l’empathie envers tout ce qui vit (pilier 1), en travaillant l’altruisme, l’amour et la compassion qui nous donnent une vision transcendante (pilier 2) et qui nous aident à envisager sereinement (pilier 3) les changements et l’incertitude qui, après tout, est inhérente à l’existence même.

Figure 3 : La nouvelle vision nous porte à dissoudre les limites inhérentes à la conceptualisation de l’ancien paradigme. (inspirée des enseignements du Ven. Lama Rinchen Gyaltsen)

Le nouveau paradigme nous amène à la figure 3, où à partir d’une vision différente, nous pouvons voir les connexions ainsi que la malléabilité et la perméabilité de nos conceptualisations pour nous considérer comme partie d’un tout, un tout qui va au-delà de ce qui est purement matériel. En adoptant un changement de vision, nous modifions les croyances, les motivations, les valeurs et donc le comportement et, à partir de là, nous pouvons continuer avec le schéma de la figure 3. Cette séquence de base peut être classée dans ce que l’on appelle le modèle iceberg (proposé par P. Senger dans son livre « La Cinquième discipline », 1996) compris comme un concept de la Théorie Générale des Systèmes. Autre possibilité, celle du point de vue philosophique bouddhiste (en suivant les enseignements du Vénérable Lama Rinchen Gyaltsen) dans lequel, en fonction de la vision individuelle (perception ou image du moi) se produit automatiquement l’autocentrisme (égocentrisme) qui, à son tour, nous conduit à un déséquilibre émotionnel dû à la perception réductrice et biaisée d’un sujet indépendant et séparé de l’environnement ou des autres. Cela nous conduit à entreprendre des actions et adopter des attitudes qui reflètent ce déséquilibre et, en conséquence, renforcent l’autocentrisme qui produit des déséquilibres chez les autres individus, dans le collectif, les écosystèmes et l’environnement (les flèches reliant les différents cercles concentriques dans la figure 2).


Comme je l’ai dit précédemment, les trois piliers sont nécessaires pour changer cette vision. Mais il ne faut pas seulement une compréhension rationnelle/intellectuelle/cognitive et donc une compréhension correcte des connexions et des causes logiques, il faut aussi un changement qui affecte la sphère émotionnelle. C’est essentiel, car les individus et, en conséquence les sociétés, comprises comme un épiphénomène, sont la combinaison de la partie conceptuelle/rationnelle (ces idées que nous avons et que nous prenons comme référence) et aussi des émotions (qui fixent, transforment ou conditionnent notre rationalité ou notre cognition). Par conséquent, le travail de changement de vision ne peut jamais se limiter à un simple travail intellectuel, il faut qu’il s’appuie sur l’expérience vitale-émotionnelle (d’où la méditation comme pratique transformatrice qui s’appuie sur la vision transcendante). Prenons un exemple simple : en tant qu’individus, nous pouvons apprécier bien davantage la nature si nous la vivons et si nous sommes en contact avec elle, cela nous permettra  d’expérimenter notre interconnexion avec tout ce qui est vivant et cela va également réduire l’importance de notre autocentration, car cela fait ressortir le tout et, par conséquent, la petitesse de l’ego. Malgré l’exemple, il existe le risque (bien répandu aujourd’hui) de comprendre cette nature comme un produit de plus (ou un service) et, pour cela, il faut aller au-delà de l’approximation matérialiste et entrer dans cette approximation transcendante : transcender l’individu pour donner plus de valeur à la vie dans son ensemble. Mais pour mener cette transformation vitale en faveur de la vie, les expériences isolées ne suffisent pas, il faut avoir une rétroaction le plus fréquemment possible afin de démonter ce monstre à deux têtes que nous avons individuellement installé dans notre esprit et qui émerge donc avec une grande puissance au niveau collectif.
Le changement de paradigme doit donc commencer par l’individu, il nous faut un engagement individuel, ressentir la responsabilité personnelle pour la transformation et le changement de vision qu’il faut commencer ici et maintenant et qu’il faut appliquer à notre quotidien, à chaque heure et à chaque minute. Parce que le temps coule entre nos doigts et nous ne pouvons que transcender pour y arriver si nous nous engageons à nous rappeler, en fin de compte, notre finitude dans ce que les classiques appelaient déjà le « memento mori ». Il est urgent d’évaluer, d’accepter et d’encourager le changement pour surmonter le deuil de la transformation de notre civilisation, à l’heure actuelle, déjà moribonde.


Pour approfondir le sujet         
Le GIEC est un organe des Nations Unies qui évalue les progrès scientifiques en matière d’étude du changement climatique. Cet organisme publie des rapports périodiques pour en évaluer les impacts et en atténuer les effets, le dernier rapport (AR6) a été publié en 2021. Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Groupe_d%27experts_intergouvernemental_sur_l%27%C3%A9volution_du_climat


Le projet MEDEAS est accessible sur le Web : www.medeas.eu Les modèles pymedeas sont disponibles sur : www.medeas.eu/model/medeas-model


Enseignements du Ven. Lama Rinchen Gyaltsen https://fr.wikipedia.org/wiki/Rinchen_Gyaltsen, Ses enseignements sont disponibles sur le site de l’Institut Paramita (https://www.paramita.org)


[1]
                                Le pic des énergies fossiles et, par extension, de toute ressource naturelle, est le moment où le rythme d'extraction atteint son maximum mondial, indiquant ainsi le début d'une baisse de ce rythme. M. King Hubbert est le géologue qui a formulé la théorie du pic pétrolier.