Dans cet article, je me rapproche de l’étymologie de l’effondrement pour réaliser une radiographie de la civilisation dominante marquée par la mondialisation d’une pensée unique qui recouvre, tel un voile suffocant, la diversité divine d’un monde dont le regard intérieur s’est assombri. Un regard ou une vision aveuglés par l’illusion de la matière, du tangible, de la dimension la plus dense, où la divinité vibre en se manifestant ; un monde qui a perdu le regard qui relie les formes à leurs essences et les relie à leur tour au substrat génétique d’où jaillissent les danses des ondes et des particules, du yin et du yang, l’oscillation perpétuelle du pôle féminin et masculin et, finalement, de toutes les paires d’opposés que l’arbre de la science déploie pour comprendre un cosmos qui se présente tel un secret à dévoiler. Une révélation ou connaissance qui n’apparaît qu’en unissant la compréhension que fournit la raison avec la sagesse de cet autre symbole merveilleux qu’est l’arbre de la vie dont le fruit exige d’unir ce que la science sépare, dans un paradoxe divin qui se détache de tous les schémas avec lesquels on veut comprendre sa propre Quiddité.
Paria du jardin où tout communiquait dans l’unité et privé de la vision de la communion, l’être humain contemporain erre à travers l’histoire tel un aveugle, doté d’un seul œil, sans aucune profondeur de champ face à ce qui s’offre à lui. Il perd donc l’attitude d’émerveillement et d’adoration que la manifestation procure à quiconque est éveillé devant la merveille du corps cosmique de Dieu, sacrifié dans l’existence pour son plaisir. Cette perte de profondeur lui fait violer le sacré que toute vie contient en son noyau, manquant ainsi au respect dû à chaque créature, y compris Eau-Sœur, Terre-Mère, Ciel-Père et tant d’autres noms symboliques et magnifiques avec lesquels la sagesse de tous les temps décrit l’admirable mosaïque de réalités qui composent cet univers.
Dans cette perte de vision, dans cette ignorance non rectifiée, cette civilisation exerce le mal d’un bout à l’autre de l’histoire connue, dans laquelle tous les peuples portent le sceau de la division, de la fragmentation, de s’approprier leur part comme s’il s’agissait d’un tout et qu’ils doivent défendre avec la violence de quiconque croit que sa frontière individuelle, collective, tribale ou nationale marque un isthme infranchissable avec l’autre ou avec l’Autre. Elle fait donc le mal en divisant ce qui semble séparé à travers son œil de Polyphème, et acquiert dans sa descente progressive et exponentielle une vitesse de destruction diabolique.
La seconde chute
Je reviens ici au sens étymologique de l’effondrement, à savoir « glisser vers une chute globale et complète » puisque cette image me permet d’articuler un récit où la notion de chute nous avertit du grand danger de nous éloigner encore davantage du paradis perdu. De nous immerger encore plus dans l’oubli ontologique de notre origine, de nous déconnecter, plus encore, dans une solitude existentielle chauffée à blanc, d’être en dehors du noyau rédempteur, séparés de la dimension radicale qui nous unit à l’infini, au divin, tout en perdant dans cette nouvelle chute notre rationalité même, notre discernement entre ce qui est bien ou mal, entre ce qui est vrai ou faux, entre ce qui, d’une part, nous rapproche de l’idée d’être un cosmos qui tourne de manière ordonnée autour d’un noyau majestueux, qui règne donc sur notre jardin avec paix, harmonie et jouissance, de ce qui, d’autre part, nous éloigne de la lumière qui guérit et sauve, de la lumière qui rachète et rectifie, nous laissant tomber dans l’abîme d’une humanité qui perd son âme.
Car c’est de l’âme que traite cet article, comme presque tous ceux que j’ai écrits, de cette partie de l’être que nous sommes qui oscille entre la dimension matérielle et spirituelle, qui parcourt l’existence en tissant le meilleur de chacune d’elles, en spiritualisant la matière et en prêtant un visage à l’esprit afin qu’il puisse être connu, attrapé, mangé et bu. Cette partie de l’âme qui est capable de rectifier, de s’ajuster, d’être cultivée et qui, face au panorama de l’effondrement que nous vivons, a deux options : la première, fermer les yeux encore davantage, et se laisser porter par un courant d’abandon des rares principes dont se souvient encore le cœur, et les perdre dans la boue sociale et civilisatrice que certaines écritures sacrées décrivent comme une société sans noyau, ce qui contribuera au fait que les êtres humains soient perçus comme des bêtes sans principes qui profanent davantage encore la terre sur laquelle nous marchons, entraînant la destruction quasi totale de l’humanité actuelle. La deuxième option est de tenter d’ouvrir les yeux, sans nous cacher du mal qui se répand, par ce débordement de vices dont parlait Ovide, par la fraude, la trahison, la violence et l’avidité insatiable. Regarder droit dans les yeux les plans des nouveaux empires qui servent le prince de ce monde. Consacrer toute la puissance à l’éveil, à la connexion avec la dimension transcendante qui nous appelle depuis le paradis que nous sommes – et que nous avons fatalement oublié – pour nommer et contempler à nouveau le cosmos comme une théophanie.
Dans cette seconde option, l’effondrement remplit la fonction détournée qu’a la douleur de nous conduire vers le bien. Face à une chute aussi visible, la lumière brille encore plus fort pour quiconque se tourne vers elle en quête de réponses. Tel Job face au mal lorsqu’il demandait à Dieu, avec insistance – dans un dialogue nourri des fruits de la sagesse – la raison de l’épreuve. Et pour connaître cette raison, je renvoie à ce fragment de Titus Burckhardt [1]dans lequel il se souvient que «… si Virgile dit (à Dante) que pour lui il n’y a d’autre chemin vers Béatrice, la Sagesse divine, que celui qui passe par l’enfer, cela signifie que la connaissance de Dieu s’accomplit par la connaissance de soi, ce qui exige la prise en compte de tous les abîmes de la nature humaine et l’élimination de toutes les illusions sur soi-même enracinées dans l’âme passionnée ; il n’y a pas de plus grande expiation que celle-ci ».
Le cataclysme personnel et planétaire, l’enfer qui dresse des flammes devant nos yeux ébahis, nous aide à découvrir la vérité, à voir les choses telles qu’elles sont en réalité, et allume un feu d’une telle ampleur qu’il éclaire les zones d’ombre et révèle à nous ce qu’il y a sous la surface, au niveau le plus profond. Et il convient de se rappeler qu’au-delà de la surface historique d’une terre qui se vide de son sang en mille ruisseaux de blessures infligées par les cœurs fermés de l’humanité, se trouve la Parole qui guérit et sauve. Au-delà d’un monde qui meurt dans cet univers, dix mille autres mondes meurent dans d’autres univers ; au-delà de ces millions de cellules qui meurent à chaque instant, ou de ces millions d’êtres qui se meurent à chaque seconde, traversant un temps immobile, nous découvrons que ce spectacle de mort et d’impermanence est la théophanie d’un enseignement magistral : tout ce qui est phénoménal succombe, tout ce qui se manifeste est affecté par le temps et l’espace, car « le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point » (Matthieu 24 :35). Car le Verbe, le son qui engendre les mondes, est toujours présent maintenant et ici, comme un substrat inaltérable.
Et ce qui n’arrive pas, ce qui n’est pas soumis à la contingence, n’est en rien séparé, mais constitue notre véritable identité, notre sainte demeure que nous percevons lorsque « en mourant avant de mourir », nous nous défaisons des fausses identifications (la maison du corps, de l’esprit, de l’histoire, de la maison terrestre ou celle du moi), des voiles non liés au Mystère, ce lieu impénétrable et caché qui nous constitue. La tribulation écorche, déchire la plaie pour que la lumière soit choisie. Ainsi, au milieu de la grande tribulation, nous ne pouvons que persévérer jusqu’au bout, avec l’aide du Ciel, car ce qui est en jeu dans cette circonstance historique, ainsi que dans les autres – en définitive – c’est l’âme elle-même.
C’est ce qu’affirment des auteurs contemporains comme Charles Upton[2], qui donne une voix, en cette circonstance, à l’imaginaire chrétien et à sa riche symbolique, qu’il faut comprendre à sa juste mesure : « La bataille contre l’Antéchrist se livre à un autre niveau. Même si pour certains, elle peut comporter un aspect politique, elle est essentiellement spirituelle. Mon royaume n’est pas de ce monde ». Ce n’est pas un combat pour sauver le monde, mais l’âme humaine, en commençant – et en finissant, à la limite/dans ce cas-là – par soi-même. Il n’y a qu’une manière de sortir de la tyrannie des cycles cosmiques, qui sont non seulement consécutifs, mais aussi simultanés. Rappelez-vous ce qui est en jeu, « la bataille entre la présence sacrée de Dieu dans le cœur humain et la violation sacrilège de cette présence ». Sauter de l’état d’oubli à l’état d’éveil, traverser le temps et l’espace jusqu’à l’axe intemporel qui articule les mondes et les temps et atteindre, par la grâce, l’union avec l’axe central, avec le point immobile.
Il ne nous reste plus qu’à gravir sur le droit chemin – cela a toujours été le défi à relever. C’est pour cela que nous invoquons, avec le pouvoir de la parole, la grâce de comprendre que le rêve ou l’illusion dans laquelle nous vivons en ces jours de pandémies, de guerres externes et internes, n’est pas une seconde réalité – tout comme le rêve ne l’est lorsque nous dormons – mais simplement la Réalité voilée ou déformée, et nous aspirons à la parole qui guérit et qui sauve, celle qui permet la gestation et l’épanouissement d’une nouvelle dimension de réalité qui transfigure celui qui regarde et celui qui est regardé, à partir d’un seul acte appelé Amour. « L’univers est un rêve tissé de rêves, seul le Soi est éveillé », comme le dirait Frithjof Schuon. Après la Covid, et avant ce qui est en chemin, cela dépendra de l’état d’éveil de chacun d’entre nous que la crise devienne une opportunité ou la mort de tout ce que nous aimons.
Cet effondrement n’est donc rien d’autre qu’une apocalypse ; cet éveil de la vérité que de nombreuses traditions spirituelles – pas uniquement la chrétienne – signalent qu’il se produit à notre époque ne doit pas seulement signifier quelque chose de terrible, mais aussi l’apparition de la vérité restée cachée chez de nombreuses personnes, derrière une culture profondément matérialiste qui, avec son « soma » de consommation et de divertissement, avait déplacé le centre de son axe. Pour citer mon ami Ángel Pascual, « nous avons la grande opportunité d’observer comment le retrait et le déni de la Transcendance conduisent à la confusion, au désordre intellectuel, à la haine, à la violence, à la douleur extrême, au désespoir, à la vanité gonflée de futilité… et face à une telle constatation, reconnaître où se trouvent réellement la Vérité, la Bonté et la Beauté, et faire en sorte que notre intérieur en fasse partie pour rayonner au milieu des ténèbres – bien que ce soit au risque de perdre d’éventuels privilèges ou même la vie elle-même, en dernière instance – et que l’irradiation de la grâce atteigne d’autres cœurs vivants »[3].
Pour de nombreux sages, ce temps est un temps béni, car ce qui était auparavant requis pour atteindre le Réel, peut être atteint dans cette société névrotique avec seulement « un tiers de l’effort » nécessaire auparavant, par miséricorde devant la difficulté de ces temps, où tels des saumons, nous naviguons à contre-courant d’un mal complètement déchaîné.
Beatriz Calvo, Amalur, Vall de Baztán (Navarre) – Solstice d’hiver
Illustration : Détails de l’enfer et du paradis, Le jardin des délices,
Hieronymus Bosch, XVe siècle
[1] Titus Burckhardt: Reflexiones sobre la divina comedia de Dante, expresión de la sabiduría tradicional. Fundación de Estudios Tradicionales A.C. 2007. 47 p.
[2] Charles Upton. Extraits du livre The System of Antichrist (Sophia Perennis, 2001).
[3] La citation d’Angel Pascual Rodrigo est extraite d’un post publié sur : https://www.facebook.com/angel.pascualrodrigo/posts/10219162813916696