La chrématistique, ou l’empressement avec lequel nous finirons tous par être perdants

Nombreux sont ceux qui ont élevé la voix pour condamner le modèle économique imparfait, régi par des critères technocratiques, et qui n’est qu’un monstre déshumanisé, déshumanisant et terriblement inhumain, si je puis me permettre une telle répétition ; mais, à quelques exceptions près, il manque généralement aux différents auteurs une approche qui fasse ressortir qu’en réalité, nous mélangeons deux concepts différents. Je veux parler de la distinction, qui remonte à Aristote, entre « économie » et « chrématistique ». En effet, dans l’Ethique à Nicomaque et dans l’introduction aux Politiques, Aristote établit une différence essentielle entre ces deux concepts, certes liés mais de nature très différente et qu’il convient donc de bien distinguer.


Selon Aristote, l’économie est une activité naturelle orientée vers la satisfaction des besoins matériels des individus. Elle est associée à l’administration du foyer et à l’art de vivre de manière vertueuse ; il s’agit donc d’une activité soucieuse de l’équilibre, de la « juste proportion » et qui renvoie naturellement à des limites éthiques précises. Dans la chrématistique, on distingue deux types d’activités distinctes : l’une servant de complément à l’économie, dans la mesure où elle permet d’acquérir par le commerce les biens et services non produits par la famille ou par la ville (nation), et une autre, moralement inférieure et contre nature, qui vise seulement à obtenir un profit pécuniaire, l’art de gagner de l’argent, d’accumuler des richesses. La chrématistique, dans cette deuxième définition, confond le moyen (l’argent) avec la fin, et y aspire de manière excessive. Et Aristote était convaincu que l’accumulation d’argent comme fin était une activité contre nature qui déshumanisait, raison pour laquelle il condamnait toute activité dont la seule fin était le profit.

En fait, la chrématistique n’est autre que ce que l’on appelle habituellement la cupidité, qui était déjà considérée par les Grecs comme une maladie de l’âme. Dans la section intitulée « La transformation de l’argent en capital » de son ouvrage Le Capital, Marx parlait de « l’éternelle passion pour le profit » et citait l’Énéide de Virgile où celui-ci parlait de l’auri sacra fames (« exécrable faim de l’or » ) et ce désir irrépressible d’accumuler de l’argent, Keynes le qualifiait de « trouble un peu répulsif, un de ces penchants semi-délictueux et semi-pathologiques que nous mettons entre les mains, avec un frisson, des spécialistes en maladies mentales » (a somewhat disgusting morbidity, one of those semi-criminal, semi-pathological propensities which one hands over with a shudder to the specialists in mental disease)[1]. C’est donc chez le psychiatre que nous devrions envoyer la plupart de nos financiers et de nos technocrates, plutôt qu’en prison (mais sans l’exclure).

Cela dit, je dois ajouter que la cupidité a toujours été présente (dans une certaine mesure) dans toutes les sociétés humaines, et donc l’activité chrématistique, le grand tournant dans toute cette question s’est produit, dans la civilisation occidentale, déjà à l’âge moderne, quand on a généralisé et institutionnalisé ce que l’on appelle traditionnellement « usure », le prêt avec intérêt. Parce que cela a définitivement consacré l’idée que l’argent était un « produit » qui peut générer plus d’argent, et de là on a facilement pensé que l’argent devait être productif.

Je constate qu’aujourd’hui, il y a de nombreuses personnes qui ne sont pas particulièrement avides, mais elles ont tout à fait enraciné cette mentalité selon laquelle l’argent sert à créer plus d’argent. En d’autres termes, elles ne perdent pas tout leur temps à accumuler des richesses, mais ne peuvent toutefois pas accepter qu’il se passe une minute sans que leur argent n’en produise davantage ; en réalité, ce qui est un « péché » pour elles, c’est d’avoir de l’argent « qui dort »[2]. En outre, ces personnes trouvent cette préoccupation tellement normale qu’elles ne se rendent pas compte qu’elle est non seulement absolument maladive (indépendamment des évaluations éthiques ou morales), mais elles sont tout à fait convaincues que les « anormaux », ce sont celles et ceux qui ne pensent pas de cette manière, jusqu’au point de nous rire au nez. Je parle, et j’insiste, de personnes qui n’évoluent pas dans le domaine des hautes finances, mais dans des domaines beaucoup plus modestes ; mais ce sont précisément ces personnes qui sont les plus préoccupantes, car elles trouvent logiquement parfaitement « normal » tout ce que font les grands ou petits financiers et, donc, elles défendent au moins tacitement la machine infernale qui gouverne l’économie actuelle.

Pour en revenir à l’usure, nous savons que celle-ci, sévèrement et unanimement condamnée par toutes les religions (on en trouve déjà des références dans le Rig-Véda), a de plus en plus filé entre les mailles de ces contraintes pluri-religieuses jusqu’à devenir une pratique pleinement acceptée, qui modifierait substantiellement l’orientation première des banques. Et le tournant auquel je faisais référence précédemment pourrait dater de 1694, année de la création de la Bank of England, véritable origine du système financier moderne, et moment où apparaît pour la première fois la « dette publique » (government debt), suite au prêt (avec 8 % d’intérêt) de cette banque au gouvernement britannique pour financer l’effort de guerre contre Louis XIV.

Nous vivons donc déjà depuis 327 ans dans un système financier qui est, en réalité, l’organe de pouvoir effectif de la ploutocratie privée qui, depuis lors, gouverne le monde et qui constitue une élite que, sans entrer dans des théories de conspiration, nous pouvons parfaitement qualifier de non-humaine compte tenu du simple fait qu’avec leur insanité ils ont franchi les limites de toute norme constitutive de l’état humain. Parce que le message évangélique est diaphane : « Vous ne pouvez servir à la fois Dieu et Mammon » (Mathieu 6:24). Et cette alternative irréductible donne la véritable mesure de l’aliénation dans laquelle se situe cette élite, dévouée jusqu’à son paroxysme au second terme de cette équation.

À cet égard, je pense que nombre d’entre nous adhèreraient aujourd’hui à ces affirmations :

« Le mammonisme est cette grave maladie qui envahit tout… C’est une épidémie dévastatrice, comme un poison corrosif qui s’est infiltré dans tous les peuples de la terre. Par « mammonisme », il faut comprendre, d’une part, la puissance mondiale de l’argent, la puissance financière supra-étatique qui s’impose au-dessus du droit à l’autodétermination des peuples… Et, de l’autre, une disposition de l’esprit qui s’est emparé de larges couches populaires : un appétit insatiable de profit, une conception de la vie exclusivement orientée vers les valeurs matérielles… Cette cosmovision, portée à son paroxysme, est incarnée dans la ploutocratie internationale. Or, la principale source d’énergie du « mammonisme » est celle qui provient… de l’intérêt… La thèse du prêt avec intérêt est l’invention diabolique du grand capital… Et le seul remède… c’est de briser l’asservissement de l’intérêt de l’argent… ».

Bien, cette citation que j’ai traduite et extraite d’une version espagnole, correspond à un ouvrage écrit non pas aujourd’hui mais en 1919, il y a donc plus de cent ans. Il s’agit du Manifest zur Brechung der Zinsknechtschaft des Geldes (« Manifeste pour la rupture de l’asservissement aux intérêts ») de Gottfried Feder, l’un des premiers idéologues du Parti nazi allemand. Très admiré par Hitler, il tombe progressivement en disgrâce au fur et à mesure que « curieusement », ce dernier a besoin de financement international.

Quoi qu’il en soit, cette citation me permet de revenir encore une fois sur la question de l’usure et de son lien traditionnel avec les Juifs. Il est un fait que dans la culture occidentale, ce sont les premiers à avoir contourné les prescriptions religieuses contre l’usure. Pour ce faire, ils se sont peut-être basés sur une interprétation très littérale des fragments scripturaires dans lesquels l’usure est interdite : « Si l’un de tes frères israéliens devient pauvre… tu ne lui prêteras point ton argent avec intérêt et tu ne lui prêteras point tes vivres avec usure » (Lv. 25 : 35-36) ; « Quand tu prêteras de l’argent à l’un de tes frères israéliens, tu n’exigeras aucun intérêt » (Dt. 23:20). (Les mots en italique sont de moi), ils étaient donc libres d’en prêter aux Chrétiens ou aux autres (les goyim). Qu’aujourd’hui encore, ce soit principalement des « familles » juives qui s’adonnent à cette activité pourrait nous conduire à un autre niveau de réflexion et parler peut-être d’une sorte de « syndrome de dépossession » motivé par leur situation permanente (et récurrente) d’exil et d’une tentative de leur part de remplacer ainsi la patrie toujours perdue.

En tout état de cause, le fait est – et j’en reviens à l’idée initiale – que, pour des raisons qui nous échappent certainement (mais que précisément pour cela nous devrions tenter d’en sortir), pèse sur l’usure une condamnation religieuse non seulement unanime mais surtout très sévère. C’est dans l’Islam que nous trouvons cette condamnation la plus prononcée. En effet, ce n’est certainement pas seulement attribuable à l’hyperbole proverbiale arabe ce que nous voyons, par exemple dans le hadîth suivant : « La Riba (usura) compte 70 branches, et la plus petite équivaut à maintenir des relations sexuelles avec sa propre mère » ; et dans cet autre, prophétique : « Il viendra un temps où il ne restera plus personne qui ne consommera de riba, et quiconque ne la consommera pas sera néanmoins affecté par la poussière de celui-ci. »J’ai choisi ces deux hadîths parce qu’ils se concentrent très bien sur le point crucial. C’est-à-dire, d’un côté, qu’ils placent la riba au-dessus d’un péché absolument répugnant et, de l’autre, on nous dit que viendra un temps (et nous y sommes déjà) où ce péché sera commis de manière plus ou moins marquée par tout le monde[3]. Nous devons donc en conclure que le monde actuel, pour cette seule raison, peut d’ores et déjà être accusé (du point de vue religieux) d’être abominable. A méditer…

Eh bien, pour en revenir au sujet en question, je dirais que la notion qui résume tout est celle de la « croissance »[4]. En effet, la « croissance économique » est l’une des expressions les plus entendues au journal télévisé, et nous nous sommes habitués à présumer que croissance économique équivaut à bonne nouvelle (cela va de soi : pour tout le monde, du moins à long terme, en fonction de ce que l’on appelle le trickle-down effect ou effet de ruissellement) et qu’un manque de croissance économique est synonyme de mauvaises nouvelles (également pour tout le monde). Et de plus nous acceptons, avec la plus grande incohérence, l’idée aberrante d’une croissance illimitée. Or, derrière cette idée de croissance illimitée se cache l’idée néfaste du « progrès », qui est, très probablement, l’idée la plus caractéristique et à la fois la plus corrosive du monde moderne. Même la théorie de l’évolution des espèces n’aurait pas été possible sans qu’auparavant n’ait pas été bien implantée dans la société cette idée de progrès, idée qui, présentée comme la « loi de l’histoire », va directement à l’encontre du sens commun le plus élémentaire[5].

De la même manière que tout le monde comprend qu’il ne peut y avoir un improvement in health indéfini, puisqu’il ne s’agirait plus de « santé », précisément, celle-là même qui se situe au point naturel d’équilibre, tout le monde devrait également comprendre qu’il ne peut y avoir d’improvement in wealth indéfini (un terme qui signifiait à l’origine simplement wellness, well-being, c’est-à-dire bien-être intégral, non pas uniquement fortune monétaire, comme aujourd’hui), car cela implique aussi de rompre un équilibre et donc de compromettre ce même wellness[6].

Mais c’est précisément ce qui se passe, car, dans la pratique, l’idée de progrès, entre autres choses, introduit une note d’insatisfaction permanente au quotidien, de mécontentement radical qui s’oppose directement au wellness naturel que l’on peut ressentir lorsque l’on jouit d’une bonne situation. En outre, étant donné que, par définition, le moment présent, aussi important soit-il, est perfectible, cela signifie que nous ne vivons jamais dans le moment présent, qui est le seul réel, mais que nous nous projetons toujours vers un avenir constamment nourri d’attentes que nous ne parvenons jamais à réaliser, par définition aussi.

Or, au-delà de ces réflexions, comme je le disais, en faisant preuve de bon sens, il faudrait aussi faire valoir contre l’idée de progrès des raisons d’un ordre plus profond. Parce que les notions de progrès et de croissance illimitée seraient inacceptables même dans le cas hypothétique où l’on prouverait qu’elles sont matériellement possibles, c’est-à-dire au cas où, par le biais d’une formule magique, on pourrait obtenir des ressources tout aussi illimitées et que la planète grossirait merveilleusement au fur et à mesure de nos besoins jamais rassasiés. Il ne s’agit donc pas de souligner les limites matérielles qui s’opposent à cette idée, mais la profonde inanité de cette vision linéaire de l’histoire.

Comme exemple classique d’impossibilité métaphysique, citons celui qui disait qu’il ne pouvait y avoir de montagne sans vallée (Descartes l’utilisait). Exemple très simpliste, mais néanmoins adéquat précisément en raison de sa simplicité, qui facilite la tâche à l’imagination. Eh bien, cette image serait également appropriée pour présenter l’impossibilité métaphysique d’un progrès illimité. Tout comme celle que propose l’Ecclésiaste : « Le soleil se lève, le soleil se couche, et il soupire après le lieu d’où il se lève à nouveau ». C’est la grande Loi, et il n’y en a pas d’autre.

Le grand paradoxe de tout cela, cependant, est que cette idée absurde d’une croissance linéaire indéfinie, qui est un mal en soi et qui aura certainement des effets destructeurs (jusqu’à ce que le monde que nous connaissons soit peut-être anéanti), ne sera en réalité que le moyen occasionnel pour que, en vertu de l’inexorable loi précitée, se dresse un monde nouveau.


[1]             De l’essai intitulé Economic Possibilites for our Grandchildren (« Les possibilités économiques pour nos petits-enfants ») qui est inclus dans le volume publié en 1931, Essays in Persuasion. Cet essai est tiré de débats menés par Keynes en 1928 dans certaines sociétés britanniques et qu’il élargira plus tard et convertira en une conférence formelle, sous le titre qu’il prononcera à Madrid le 10 juin 1930. Le texte a tout d’abord été publié dans la revue The Nation and Athenaeum en octobre 1930.

[2]             Il est certain que toutes ces personnes souscriraient à cette affirmation de l’abominable David Rockefeller dans sa thèse de doctorat de 1940 intitulée Unused Resources and Economic Waste : « Of all sort of waste…that which is most abhorrent is idleness ».

[3]           En effet, le plus petit d’entre nous (économiquement parlant) reçoit, même s’il s’agit de cette « poussière » de l’usure à son quotidien, car tout simplement lorsque nous achetons quelque chose à crédit, nous nous « enpoussiérons ».

[4]          Etymologiquement, le mot riba  a précisément ce sens de « croissance ».

[5]  Le progrès et la croissance partagent en outre leur racine étymologique. « Progrès » vient du latin pro + gradior, qui revient à « avancer d’une marche, d’un gradin ». Eh bien, cette racine gr- que nous voyons dans gradior et « gradin », nous la retrouvons aussi dans « grand », « gros », « gras » et un long etcetera de mots qui expriment ou incluent l’idée de croissance.

[6] Comme le lecteur l’a déjà remarqué, le recours à l’anglais se justifie par l’assonance phonétique et la proximité graphique entre les deux expressions et surtout par le fait que, comme je l’ai souligné, health (santé) et wealth (richesse, prospérité matérielle) avaient à l’origine un sens très proche, à la différence de ce qui se passe dans notre langue, où « fortune » ne signifiait qu’un coup de chance, un heureux hasard.