Cela faisait longtemps que le monde affichait un rythme de plus en plus effréné, devenait plus compliqué et distrait par les écrans, plus dépourvu de présence et de contemplation. Bien entendu, le monde possède de multiples zones de lumière et d’ombre, et toute généralisation doit être maniée avec prudence. Mais je ne pense pas y aller trop fort en affirmant qu’à la place du monde de progrès, bien-être, justice et plénitude dont nous pouvions rêver dans le dernier tiers du XXe siècle, nous évoluons dans un monde où, loin de s’atténuer, la confusion, le chaos et les aspects troublants ne font que s’intensifier. C’est dans ce contexte, en le radicalisant, qu’est apparu en 2020 une pandémie d’aliénation, de peur, de distanciation et de déshumanisation.
Face, cependant, ou en retrait, des enjeux sanitaires, sociaux et biosphériques que nous rencontrons, se trouve le fait que notre perception et compréhension de la réalité ont perdu de leur éclat. Lorsque la conscience s’obscurcit, le monde s’assombrit.
L’intérieur est antérieur
De nombreuses époques et traditions témoignent de l’importance d’assurer la qualité de notre conscience, de notre intelligence, de notre capacité de compréhension, de notre esprit. Les deux premiers versets du Dhammapada, le célèbre recueil des paroles du Bouddha, insistent sur le fait que « le mental » (manas) précède et façonne les conditions de notre vie, de notre réalité. Plus d’un millénaire et demi plus tard, le maître zen Dōgen écrivait dans le Shōbōgenzō, le grand classique du bouddhisme Zen : « Les arbres, les plantes et les terres sont esprit (kokoro)… le soleil, la lune et les étoiles sont esprit ; puisqu’ils sont esprit, ils sont de nature bouddhiste ». Nous utilisons ici le mot « esprit » au sens large : le manas pali et sanskrit et le kokoro japonais peuvent également se traduire par « cœur », « psyché », « âme », « mental » et « conscience ». Mais dans ce contexte, ils sont généralement traduits par « pensée », que l’Institut d’Estudis Catalans définit comme l’ensemble des facultés intellectuelles et psychiques.
Aujourd’hui, les mots « âme » (psyché) et « souffle » (pneuma) sont toujours dans le dictionnaire, mais ils ont perdu nombre des significations qu’ils avaient pour nos ancêtres. Peut-être pouvons-nous encore nous référer à notre trésor intérieur comme pensée, conscience ou intellect (au sens traditionnel de buddhi, nous, ‘aql). Ce trésor intérieur, comme le comprenaient les traditions de sagesse de l’Orient et de l’Occident, est le plus précieux de notre existence. Un dicton (ḥadīth) attribué à ‘Alī ibn Abī Tālib, gendre de Mahomet, explique que « l’intelligence est le plus grand don de Dieu à l’homme ». Toujours dans la tradition islamique, le philosophe contemporain Seyyed Hossein Nasr écrit dans Knowedge and the Sacred : « La nature de la réalité n’est autre que la conscience qui, bien entendu, ne se limite pas à sa modalité humaine. » Pour sa part, l’Évangile selon Jean déclare « Au commencement était le Logos », et ce Logos (dans ce passage traduit généralement par « Parole ») fait référence à l’importance que l’intellect a toujours eue dans la culture européenne, du moins d’Héraclite, Platon et Plotin jusqu’à Spinoza (qui décrit l’état de pleine réalisation humaine comme amor intellectualis Dei, fusion émotionnelle et intellectuelle avec l’arrière-plan de la réalité, que l’on peut associer au sat-cit-ananda, être-conscience-félicité, de la Vedanta).
Plus récemment, l’énoncé précité du Dhammapada trouve encore un écho lointain chez William James, qui dans ses Principles of Psychology déclare : « For the moment, what we attend to is reality » (Pour le moment, ce à quoi nous nous attelons est la réalité). Et il trouve un autre écho encore plus pragmatique dans le Préambule de l’Acte constitutif de l’UNESCO : « Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ».
C’est dans notre esprit, dans notre conscience, dans notre disposition intérieure, que se trouve l’origine de la plupart des circonstances dans lesquelles nous vivons. Notre expérience tangible jaillit d’une source intangible et intérieure. En deux mots : l’intérieur est antérieur.
Menaces contemporaines sur la lumière intérieure
L’esprit humain, disions-nous, est le terrain où se disputent en fin de compte les grandes questions du monde, ce qu’a bien compris le technocapitalisme (le capitalisme contemporain, transformé par un pouvoir sans précédent que lui confèrent les nouvelles technologies). Le bien le plus précieux n’est plus l’or, ni le pétrole ; le bien possédant la plus grande valeur n’est en rien tangible, mais plutôt intangible : notre capacité d’attention. La plupart des sites Web et des applications informatiques que nous utilisons ont été délibérément conçus dans le but de créer une dépendance, de nous donner envie d’y rester au lieu d’aller ailleurs. (Grand nombre des pionniers de ces technologies ont quitté leur emploi et ont même cessé d’utiliser de nombreux outils connectés à Internet ou n’autorisent pas leurs enfants à le faire.) À ceci s’ajoute l’extraction systématique de données sur pratiquement tout ce que nous faisons lorsque nous sommes connectés à Internet, des données servant à essayer de prédire comment nous sommes et ce que nous voulons, et qui alimentent la logique perverse de cupidité et de contrôle du technocapitalisme.
Le poison se trouve néanmoins dans le dosage et non dans la substance. Plusieurs études montrent qu’une utilisation modérée d’Internet est intellectuellement stimulante, mais cette utilisation modérée est très, très en deçà de l’usage habituel d’aujourd’hui, tant chez l’adulte que chez l’enfant (les conséquences sur leur développement psychique peuvent être particulièrement sévères). Il est prouvé que l’usage principal que nous faisons de ces technologies, jeunes et moins jeunes, détériore l’attention, la concentration et l’intelligence. De manière générale, et de façon mesurable, notre capacité d’attention sur la durée diminue, tout comme notre capacité de concentration (lors d’une lecture longue ou dense, par exemple) et la majeure partie de nos intelligences multiples.
Comment se fait-il que nous ayons collectivement adhéré, souvent avec enthousiasme, à des outils qui, dans la pratique, altèrent pour la plupart notre attention, notre concentration et notre intelligence ?
D’une part, cela tient certainement aux intérêts créés du technocapitalisme. D’autre part, cependant, ce processus n’est que la phase finale d’une perte d’attention, intelligence et lucidité qui remonte à un passé lointain. Si aujourd’hui l’utilisation du GPS érode notre capacité naturelle à nous orienter, nous avons vu il y a des années comment l’utilisation des calculatrices diminuait, par manque de pratique, notre capacité à calculer, et comment l’utilisation des traitements de texte réduisait à néant la qualité de l’expression écrite des universitaires. Il y a encore plus longtemps, l’introduction de la radio et de la télévision avait contribué certes à la diffusion de l’information, mais davantage à la multiplication des distractions. Cela fait déjà longtemps que la capacité générale d’attention et de contemplation est en déclin.
Fragmentation, somnolence, trouble
Dans une perspective historique plus large, on peut souligner que depuis des siècles, nous assistons à une fragmentation croissante de la connaissance. Cette fragmentation a donné lieu à la spécialisation scientifique et aux prodiges technologiques qui nous accompagnent aujourd’hui, mais elle a aussi généré un monde de plus en plus fragmenté et dépourvu d’une vision d’ensemble. « La fragmentation de la connaissance a conduit à la fragmentation de celui qui connaît », dénonçait Raimon Panikkar. Aujourd’hui, dans une même université, il est courant que les professeurs d’un département ne comprennent pas la langue de ceux du département voisin. Désormais, le mot « sagesse » n’est presque plus utilisé et on parle en revanche davantage de données. Lorsque la sagesse est fragmentée et perd son sens, il reste la connaissance. Lorsque la connaissance est fragmentée et perd son sens, il reste l’information. Lorsque l’information est fragmentée et perd son sens, il reste les données. Ou il ne reste presque plus rien, car les données en soi ne sont que des fragments d’ombres.
Cette fragmentation de la connaissance, en évolution au cours des derniers siècles, est fondamentalement une fragmentation de l’esprit ou de la conscience humaine. Et tandis qu’elle devenait plus fragmentée, elle devenait aussi plus somnolente. Il y a un siècle, le sociologue Max Weber diagnostiquait l’Entzauberung der Welt, le désenchantement ou la désillusion du monde, comme une caractéristique essentielle de l’histoire moderne. Le monde est devenu un endroit plus ennuyeux, où soi-disant chaque prodige de la nature a une explication mécanique (explication, cependant, qui lorsqu’elle est analysée en profondeur est toujours incohérente), où tout est régulé (et de plus en plus robotisé) et où nous semblons de plus en plus avoir besoin de spectacles et d’expériences plus rapides et plus intenses. Mais si le monde a petit à petit perdu son charme et son mystère, le problème n’est pas le monde mais notre perception, notre esprit. Comme Ralph Waldo Emerson l’écrivait il y a près de 200 ans (le 20 mai 1831, dans ses Journaux), « Pour un esprit éteint, la nature est ennuyeuse. Pour un esprit éclairé, le monde entier étincelle de lumière. » La lumière est toujours là, mais elle est plus difficile à voir.
Et à mesure que la conscience humaine est devenue plus fragmentée et somnolente, elle est également devenue plus confuse, plus trouble. Nous perdons la vision d’ensemble, et la vision de ce qui est prioritaire, nous perdons la capacité à peser le pour et le contre et donc à penser clairement (étymologiquement, « penser » renvoie à « peser »). L’empire des distractions et des émissions sur la connaissance authentique est l’un des moteurs du fait qu’aujourd’hui, est considéré comme vrai non pas ce qui a du sens mais ce qui a plus de j’aime ou le soutien de plus de plateformes médiatiques. C’est ce qu’on appelle la post-vérité. Après la relativisation de la beauté et de la bonté, le monde contemporain relativise désormais aussi la vérité. Et si nous perdons le sens de ce qui a vraiment du sens (la vérité), nous tombons dans une confusion sans fin : nous perdons tout.
Veiller au discernement
Dans ce contexte où la conscience humaine, au fil du temps, devient de plus en plus fragmentée, somnolente et trouble, on trouve les tentatives délibérées de coloniser notre attention et de nous distraire (entreprises technologiques, société du divertissement) et les tentatives délibérées de nous confondre (le pouvoir utilise de plus en plus des stratégies de perception management, « gestion de la perception », niveau supérieur des « vessies pour des lanternes » que nous donnait déjà la publicité). L’effet conjugué de tout cela est un obscurcissement de la conscience humaine. L’effondrement en cours est avant tout un effondrement cognitif.
L’effondrement cognitif aide à expliquer le paysage actuel dans lequel des millions de personnes intelligentes et bien intentionnées sont entraînées par les eaux troubles de la confusion générées par de multiples intérêts particuliers. Des individus incapables d’assurer une navigation difficile entre le Scylla des fausses informations et le Charybde de la propagande officielle, acceptent pour la plupart sans esprit critique un discours officiel rempli de données hors contexte qui désoriente et fait peur ; des individus qui acceptent sans esprit critique l’utilisation disproportionnée des masques (avec la déshumanisation et la détérioration de la santé que cette utilisation disproportionnée entraîne) et acceptent sans réserve un vaccin expérimental d’ingénierie génétique qui ne présente aucune garantie minimale d’efficacité et, encore moins, de sécurité. Dans ce scénario, d’ailleurs, des dizaines de milliers de personnes éminentes ayant trouvé, de façon globale, que le remède est bien pire que le mal, sont ignorées, censurées ou attaquées.
Nous devrons veiller au discernement, à l’intelligence et à la qualité de notre attention.
Ce n’est que par la nuit que l’aube se lève.
Ce n’est que par les ténèbres que l’éveil est atteint.
Pour approfondir le sujet
Nasr, Seyyed Hossein, Knowledge and the sacred, State University of New York Press, Albany, 1989.
Pigem, Jordi, La nova realitat, Kairós, Barcelone, 2013.
—Àngels i robots, Viena, Barcelone, 2017.
Serrano, Pascual, Desinformación. Cómo los medios ocultan el mundo, Booket, Barcelone, 2013
Spitzer, Manfred, Demencia digital: El peligro de las nuevas tecnologías, Ediciones B, Barcelone, 2013.
Wu, Tim, The Attention Merchants: The Epic Struggle to Get Inside Our Heads, Londres, Atlantic Books, 2017